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Témérité

 

Sept heures déjà ! Quelle idée elle avait eue, aussi, de lancer ces invitations tous azimuts !

Elle avait toujours oscillé entre les impromptus, rassembler quelques amis au dernier moment, à la bonne franquette, et les officiels, avec ou sans bristol, mais avec préparatifs dument organisés. Le temps et l’âge aidant, les impromptus s’étaient raréfiés, soit que ses amis se soient laissé gagner par les bristols, soit qu’ils se soient rangés et limités à quelques sorties bien calibrées.

 

Mais elle ne pouvait se passer de cette sociabilité, un des piliers essentiels de son « fonds de commerce », ce commerce agréable que constituait pour elle la fréquentation des autres. Les officiels, sur lesquels elle s’était rabattue par abdication de l’imprévu,  n’avaient de sens que si elle pouvait y glisser un grain de fantaisie. Et elle n’aimait rien tant que de rassembler des inconnus, ou qui se connaissaient vaguement, de vue, par ouï-dire, et les laisser porter par la magie de la conversation.

 Elle prenait des risques, évidemment ; certains diners restaient dans les annales de son gros carnet rouge comme de vrais moments de grâce, plaisanteries alternant harmonieusement avec sujets graves, des ondes délicates flottant au-dessus des convives ; mais le souvenir mordant de diners moins réussis, où elle avait essayé de concilier l’inconciliable, lui mettait la chair à vif sans qu’elle ait même besoin d’entrouvrir son carnet.

Sept heures, donc. Elle jauge ce qui lui reste à faire avant l’arrivée de ses hôtes, sans oublier les quelques instants à garder pour se changer et se maquiller. Son mari arrive avec une partie des invités, ils ont une réunion ensemble, que le diner doit clôturer. Pas forcément une bonne idée, ils vont continuer à parler de leur réunion, laissant les autres invités sur le carreau ; toujours désagréable, elle va devoir déployer des trésors d’habileté pour sortir de l’impasse. Et qui dit qu’ils vont être à l’heure ? L’apéritif risque de s’éterniser, laissant les trois premiers, arrivés dès huit heures, dans un état second à l’ouverture la deuxième bouteille de champagne.

Sans compter que, puisque son mari est occupé par cette réunion, il ne peut pas lui donner les infimes coups de main dont il est capable dans ses bons jours ! Bon, la table est mise ; il ne manque plus que les serviettes ; vérifier si tout est en place, les couverts dans le bon sens, elle ne supporte pas le moindre désordre sur sa table, l’harmonie générale assurant déjà une partie de la réussite. Le four est chaud pour qu’elle puisse y glisser les petits fours dès à point nommé. Sa cocote, mijotée, est à une douce température idéale. Le frigo, qui regorge de verrines, petites bouchées froides et mini légumes, sacrifie bien aux nouvelles tendances.

Poser quelques décorations florales sur la table. Pas un grand vase, qui empêche de se voir en vis-à-vis. En plus, si on lui apporte des fleurs, c’est mieux que la pièce n’en soit pas déjà saturée, sinon elle ne saura pas où les mettre. Toujours disposer les fleurs des invités dès qu’ils les offrent, les bouteilles de vin à la cuisine, les autres présents, elle improvisera s’il y en a. Il est grand temps maintenant qu’elle passe à la salle de bain ; sa tenue est déjà prête, mais elle n’est pas à l’abri d’un changement de dernière minute, certains soirs  rien ne lui va, et comment le prévoir ?

Elle est en train de quitter son tee-shirt et son jean quand le téléphone sonne. Le temps d’enfiler son peignoir et de se précipiter, ça s’arrête. Elle n’a certainement pas entendu les premières sonneries. Dans la salle de bain, on est coupé de tout. Si elle avait su, elle y serait restée. Le temps qu’elle y retourne, la musique de son portable l’appelle ; elle emporte malgré tout le sans fil, par précaution ; le portable est bien capable de s’arrêter aussi à son arrivée.

« Allo, oui, où es-tu ? La réunion est terminée ? Pas encore ? Ne prenez pas trop de retard, tu sais que c’est compliqué après. Oui, ça va, la table est prête, j’étais en train d’essayer de m’habiller. Oui, je les fais attendre ; je leur sers l’apéritif avec les amuse-gueule. Oui, je te laisse, il faut que je me dépêche ! A tout de suite ! »

Finalement le maquillage ne lui donne pas trop de travail ; ajouter à celui du matin quelques retouches de poudre, un peu d’ombre sur les paupières, dans les tons clairs qui lui vont le mieux, un trait de crayon pour les yeux, du brillant sur les lèvres et le tour est joué ; les cheveux lui donnent plus de mal, heureusement que les nouveaux gels magiques font des miracles ! Sur le chemin de sa chambre, une sonnerie retentit à nouveau. Pas déjà la sonnette de l’entrée, quand même. Ouf, c’est le fixe, elle a du mal à reconnaitre la sonnerie du sans fil quand il n’est pas sur sa base.

« Oui, bonjour ma chérie, comment vas-tu ? Oui, je suis contente que tu m’appelles ; ça fait longtemps, mais là, pas possible, je peux pas te parler, je suis à la bourre ; non, rassure-toi, simplement un diner ; tout est prêt, tu me connais, mais il faut que je m’habille ; j’ai eu vraiment peur, quand ça a sonné, j’ai cru que c’était la porte. Oh, tu sais, c’est plutôt périlleux. Il y a des gens  qui sont en réunion avec Rémi en ce moment, je sais pas à quelle heure ils vont arriver ; et puis quelques connaissances, des invitations à rendre. J’espère que la sauce va prendre ; tu connais mon gout du risque en l’occurrence ; mais là je me demande si je suis pas allée un peu loin. Bon, il faut que je te laisse ; on se rappelle demain, d’accord, je te raconterai. Bises, tchao, bonne soirée. »

Elle l’a échappé belle ; les appels de Jacqueline peuvent durer des heures, comme si elle flairait le grain de sable aux moments fatidiques ! Pas le temps de réfléchir, ni de savoir si c’est bien la bonne robe qu’elle a choisie pour ce soir, elle l’enfile sur son collant et sa fine combinaison de soie mauve. Un coup d’œil dans le miroir en pied, les escarpins à talons bleu nuit qu’elle a choisis mettent bien en valeur la ligne de sa robe noire, quelques volants du même bleu nuit formant une basque. Classique, mais pas trop. Sans faute. Un peu de parfum vaporisé très légèrement, maintenant la cloche de l’entrée peut retentir.

………………………..

                « Ma chère Pénélope, il faudra absolument que tu me donnes ta recette de verrines ; c’est sublime ! »

                Bon, c’est gagné au moins pour Geneviève Frontenac ; pas De, même si elle aurait bien aimé ; mais ni sa naissance, ni son deuxième mari quitté récemment pour incompatibilité totale avec un introverti notoire, ne lui avaient offert ce luxe de la particule. Arrivée juste à l’heure avec son nouveau compagnon, mieux assorti à première vue, elle a déjà eu le temps, dès la première coupe de champagne, de placer tous les noms de gens célèbres qu’elle connait de près ou de loin, plutôt de loin d’ailleurs. Elle ferait mieux d’attendre que le reste de la troupe arrive, pour l’instant ses déclarations ostentatoires font peu d’effet ; ou peut-être n’en a-t-elle besoin que pour elle, pour se rassurer.

Elle a déjà jeté son dévolu sur son voisin, un vieux monsieur rencontré il y a quelques années par Rémi, et devenu depuis un ami du couple. Ou, en tout cas, plus qu’une connaissance. Le passé glorieux qui l’a mis au contact de célébrités parisiennes, dans lequel il se réfugie pour oublier ses nombreux soucis de santé, n’a pas pu échapper à Geneviève lors de leurs précédentes rencontres. Comme les autres ne sont pas encore arrivés, Pénélope se dit qu’elle a finalement de la chance dans ce début de soirée.

« Oh, oui, Pénélope, tu es une artiste, vraiment ; tu sais combien j’ai toujours apprécié ta maison ; et ta cuisine me rappelle mes heures de gloire. Mais ces touches de vert, de rouge, de rose, c’est vraiment ravissant ; des verrines, que vous les appelez, c’est nouveau, elles me font penser à toutes ces petits pots remplis de bougies que nous disposions sur les buffets des réceptions ; des petits pots de couleur et qui se mangent, on n’arrête pas le progrès ! Mais qu’est-ce que tu mets dedans ? J’ai du mal à déterminer. »

Va-t-elle livrer ses recettes ? Les conjectures l’amusent ; comment la texture d’un mets peut-elle autant cacher sa composition ? Peu à peu les ingrédients apparaissent ; tomate, non, pour faire le rouge, c’est bien du poivron ; mais travaillé en mousse, avec quelques épices, un peu de piment bien sûr, du paprika aussi pour rester dans le rouge. Le vert, non, ce n’est pas du poivron vert ; peu à peu on s’aventure vers les différents légumes verts, elle a dit que ce n’étaient que des légumes, personne ne trouve ; puis le compagnon de Geneviève ose la courgette qui emporte les suffrages, mais pas toute seule, qu’est-ce qui donne ce gout, de l’avocat peut-être, pas sûr, et la consistance un peu granuleuse, il y a des graines …

Sauvée par le gong, elle va les laisser macérer dans leur dégustation. Voici la deuxième vague, avec Rémi. Présentations. Certains se connaissent déjà. Des regards s’échangent, pas que du bon. Rémi prend les manteaux, elle fait assoir les nouveaux convives avant d’aller à la cuisine enfourner les petits feuilletés. A peine le dos tourné, des éclats de voix l’arrêtent dans son élan :

-          Mais pourquoi vous êtes allé mettre cette adresse sans vérifier ? Ce n’était quand même pas difficile de téléphoner. Maintenant les gens vont se casser le nez, et le courrier va se perdre.

-          Ah vous, taisez-vous ! Vous n’êtes qu’un emmerdeur ! Vous auriez pu envoyer les informations à temps. On vous a laissé un message mais vous n’avez pas daigné rappeler. Ça fait des années que vous dépassez les bornes. Vous êtes allé trop loin !

Pierre, un célibataire sans âge atrabilaire et sanguin, vient encore de faire des siennes ; le couple arrivé en même temps que lui essaie de tourner la tête, pour se donner une contenance, Marie-Priscille prend le chemin de la cuisine derrière la maitresse de maison pendant que Philippe relance habilement la conversation sur les verrines. Pénélope se demande s’il a entendu leurs derniers mots lors de leur entrée, ou si sa finesse légendaire, inquiétée par les noms d’oiseau en prévision, l’a porté à transférer l’attention vers un de ses sujets favoris, la composition des menus.

Rémi, revenu juste à temps du vestiaire pour saisir les derniers mots, prend place entre les deux antagonistes et emplit les flutes, diversion qui remporte généralement un franc succès. Le badinage culinaire se poursuit autour de la composition des verrines, Philippe ose des hypothèses beaucoup plus téméraires, reprises à la volée par le compagnon de Geneviève qui a pris peur au passage de l’averse. Pierre, dressé sur ses ergots, ne tente même pas de dissimuler les rougeurs qui ont envahi son visage, sans aucune conscience de l’offense qu’il vient d’infliger à Georges. Celui-ci, tassé dans son fauteuil, son teint devenu grisâtre, bougonne et se demande qui va venir à sa rescousse. Son éducation, qui l’empêche d’étaler sa blessure, ne peut laisser passer les injures qu’il vient d’encaisser. Si les couples présents, comme il le croit, sont bien ses amis, ils ne peuvent conférer l’impunité à ce goujat même pas digne d’un poste de garde-chasse !

Marie-Priscille, revenue de la cuisine avec un plateau de petits fours chauds, presque aussi délicieux que si elle les avait préparés elle-même, distribue d’étiques lamelles de lard fumé enrobant des pruneaux finement caramélisés et de minuscules bricks au roquefort et carvi, quand elle surprend le regard désemparé de Georges. Elle pose le plateau devant Pierre qui ne dit plus un mot, manger lui permettra de retrouver ses esprits sans vider son fiel, et file retrouver Pénélope : « Là, il faut faire quelque chose. Ça couve. Ni l’un ni l’autre ne va céder. Nous ne sommes pas à l’abri d’un tsunami si l’apéritif s’éternise… »

Consciente du danger, et malgré le regret du gâchis irrémédiable de l’amoncèlement de petits-fours qui vont se perdre, elle annonce qu’il est l’heure de passer à table. Partagés entre la nostalgie de la deuxième bouteille de champagne tout juste entamée et l’instinct violent de devoir tout faire pour éviter la catastrophe, tous les convives, si tant est que l’on puisse parler de convivialité, se lèvent d’un bond et prennent le chemin de la salle à manger. La traversée du couloir leur permet de reprendre leur souffle avant de découvrir le plan de table, savamment élaboré pour éloigner les frères ennemis, comme si la maitresse de maison avait flairé le piège bien avant la soirée !

………………………………

-          J’ai croisé l’autre jour, au cocktail des De Bussière, Marie Chominière, qu’est-ce qu’elle a vieilli ! ou grossi ; je ne sais pas, mais elle n’est pas à son avantage. Je l’ai vue dans de meilleurs jours. Franchement, elle devrait se surveiller !

-          Ah, Pierre, vous savez, glisse Geneviève, ce n’est pas facile pour les femmes de nos jours, on nous demande tout ; nous aussi pouvons avoir nos faiblesses…

-          Mais Geneviève, vous n’allez pas vous comparer à cette Marie Chominière, ça n’a rien à voir ; même quand vous rencontrez des difficultés, vous savez rester digne, vous ! Si vous saviez ce qu’on m’a dit sur elle. J’ai appris qu’elle allait divorcer. Evidemment, avec un mari comme elle a, on pourrait lui donner des circonstances atténuantes. Même s’il est général, cela ne l’empêche pas d’être infect. Mais, est-ce que c’est une raison pour divorcer ? Ma sainte mère a subi son mari toute sa vie ; et même si c’est mon père, je suis obligée de reconnaitre qu’il a toujours été odieux. Mais elle n’a pas divorcé pour autant. Dans notre monde, ça ne se fait pas !

Rémi, tout à coup rendu à ses responsabilités, sert le vin ; oui, un Pacherenc, un vin assez original du sud, la région de l’Hérault, ils ont fait de grands progrès en vinification et sont capables de nous surprendre. S’ils n’aiment pas, ils pourront se rabattre sur un Muscadet, sans surprise, d’une bonne maison, mais c’est mieux de gouter le Pacherenc avant.

« Oh, Marie, moi je l’ai connue il y a bien longtemps, une Du Ferrand, bonne famille, c’était la plus jeune des sœurs, je crois, toutes de jolies brins de filles ; Marie n’était pas la plus belle, mais elle avait une grâce qui la faisait remarquer tout de suite. Vive, gaie, intelligente, et une virtuose au piano. Quel dommage si sa vie tourne mal ! »  Dans sa gentillesse naturelle, Georges en a oublié de bougonner. Pénélope se détend, la situation semble s’arranger. Mais sans compter sans le persifflage naturel de Pierre, une seconde nature chez lui, si ce n’est la première. Et le voila parti sur les talents de pianiste de cette Marie, surfaits, de sa beauté, bien fanée si elle a jamais été vive, de son intelligence fortement ramollie au contact de son mari… Rien ne lui échappe, rien n’a grâce à ses yeux… Les présents se regardent, conscients qu’ils seront la prochaine cible dès qu’ils auront tourné le dos. Pourvu qu’il n’attaque pas à nouveau Georges ! Quant à Geneviève, avec ses deux divorces…

La terrine fait le tour de la table. Geneviève s’est déjà servie, Daniel son compagnon aussi, le principe d’un service simplifié ayant été unanimement adopté, d’abord une des femmes invitées et  ensuite on fait tourner les plats dans le sens de la table. Après Georges, c’est le tour de Marie-Priscille, et alors, le rose de la terrine passant dans son angle de vue, Pénélope s’exclame, prise d’un fou rire qui envoie des postillons vers ses deux voisins : « Mais cette terrine est immangeable, elle n’est pas cuite ! »

 

 



05/12/2009

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