Quand les mots s'en vont...
Quand les mots s’en vont, les gestes se font pudiques, les doigts touchent furtivement cette fuite du temps que les yeux déplorent. Depuis ce matin le givre auréole les branches d’une fine poudre de sucre glace. Le froid qui s’est abattu cette nuit sur la campagne n’atteint pas cette chambre où règne toujours une température constante, hors du temps. Tiens, on frappe ! Me redresser, accueillir avec le sourire. Je n’ai plus la force de l’invite, les mots ne sortent plus, mais les visiteurs entrent quand même, habitués à mon affaiblissement progressif.
Oui, je souffre toujours autant ; ils font ce qu’ils peuvent, le médecin adapte le traitement ; les infirmières sont si attentionnées, toujours le mot gentil ! La souffrance, faut bien vivre avec ; elle émiette les os, elle vrille au plus profond. Si je suis courageuse ? Mais non, j’ai mal ; si je pouvais parler, je vous dirais combien j’ai mal. Mais les quelques phrases que je prononce me laissent si atterrée qu’il vaut mieux me taire. Le moment venu, je dirai les mots nécessaires. Je préfère que vous parliez.
De tout. De rien. De la voisine qui n’a pas eu de chance avec sa famille. Après la fille qui n’arrive pas à avoir d’enfants – ah, oui, elle va essayer d’adopter, mais c’est pas facile, dans quel pays ? elle sait pas encore – le fils, quoi, vous dites que sa femme lui annonce qu’elle va le quitter trois mois après avoir accouché ; enfin, ainsi va la vie… Et votre petite fille, son bébé fait ses premières dents, il les réveille toutes les nuits ; il a mal, le pauvre !
Votre prochain voyage, vous allez où déjà ? Non, on n’ira plus ensemble, en voyage. Pour moi, c’est fini. J’ai assez d’images dans la tête pour tapisser les murs de cette chambre. Se promener, c’est une affaire de jeunes. Ou d’inquiets. Je blague, j’ai bien aimé découvrir des paysages, des villes. Ou plutôt, ce que je préférais, c’était connaître des gens, comprendre comment ils vivent. De la misère, il y en a bien partout, et, même beaucoup plus qu’ici. La contempler m’a toujours gênée. Désormais, je n’y peux plus rien.
Mais non, ne pleurez pas. Si c’est trop dur pour vous, alors restez là sans rien dire. J’aime bien les compagnies muettes. La douleur plane toujours, mais je souffre moins, les présences m’enveloppent de leur ouate parfumée. Le silence me devient précieux, bientôt il m’imprégnera tout entière. Dieu ? Il faut bien y croire. Je n’ai pas appris à faire autrement. Mes enfants, eux, ils ont étudié, ils ont réfléchi, la religion ils n’en veulent plus. Mais moi, je ne sais pas faire autrement. Peut-être que ça m’aide. Pas sûr.
Vous allez chez votre petite-fille, sur la Côte d’Azur, vous ne savez pas quand ? Vous me promettez de revenir quand il faudra ? De vous occuper de mes papiers ? Vous ne voulez rien en échange, c’est par pure amitié ? Non, ne promettez rien, je vous en supplie. Les promesses qu’on ne tient pas, c’est pire que tout. Ça s’insinue dans les remords. Ça ronge tous les espoirs. Dès que je ne serai plus là, vous disparaitrez, je le sais bien. Continuez votre vie tranquillement ; ne vous mettez pas de handicaps, les boulets, laissez-les aux autres.
Ma famille fait tout ce qu’il faut. Avec eux, je n’ai pas besoin de parler. Il suffit qu’ils s’assoient, là, et qu’ils laissent passer le temps, leur présence me réconforte ; le rituel d’une demi tasse de thé que j’ai encore la force de boire à la cuiller, les nouvelles des petits enfants presque tous bien loin, mais j’ai leurs photos juste en face ; la terreur que je lis dans leurs regards du néant qui m’engloutit peu à peu.
Vous croyez que j’ai encore mes chances, l’espoir d’un nouveau traitement… ne rêvez pas, mes jours s’effilochent. Le matin, j’attends le ciel qui blanchit sur les arbres, puis le chantier s’anime, la construction du nouvel hôpital rythme la semaine de ses voix et machines, la vie s’installe. Je ne le verrai pas terminé, je serai partie bien avant. Arrêtez de me rassurer, vous-mêmes vous n’y croyez pas. J’aime bien savoir que le monde continuera après moi, que d’autres occuperont cette chambre. Si leurs souffrances pouvaient être adoucies par les traces de mon sourire !
Vous préféreriez mourir brutalement, d’un accident par exemple ? Vous êtes sûrs ? La souffrance, fulgurante, serait évidemment plus courte. Mais partir comme ça, sans préparation, sans prendre le temps ! Laissez-moi savourer chaque instant. La peur ? Oui, la peur, elle est bien là, tapie. Mais c’est comme pour la souffrance, j’ai appris à faire avec. Peur de ce que je vais trouver ? Ou pas trouver ? Chut ! Je le saurai bien assez vite. Chut ! La nuit tombe. Les chênes revêtent leur bure. Silence, écoutez…
Ils sont enfin partis…Chers amis de fraiche date, ils ont si peur. Ils font semblant, ils continuent à venir me voir tant qu’ils sont persuadés que je continue à les voir et les entendre ; mais dès que ma situation empirera, ils disparaitront ; qui peut supporter de lire dans le regard de l’autre l’annonce de sa propre fin ? Effacés, volatilisés, pas la peine de les chercher encore à ce moment-là, plus de promesses qui tiennent. Et pourtant que savent-ils de moi ? Comme si ma vie pouvait se résumer à ces dix dernières années !
J’aime tellement regarder les photos dont j’ai été privée dans ma jeunesse. Nous n’étions pas une famille à photos, question d’esprit. Plus tard, quand l’appareil photo s’est démocratisé, j’ai toujours été célèbre pour mes photos ratées, prises de travers, où on ne voyait pas la moitié des personnes. Mais quelle importance, pourvu que les souvenirs soient fixés.
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