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Jeannette

A son réveil, Jeannette a une drôle d’impression ; le silence, elle connait, les matins où  elle se réveille avant tout le monde ; mais là c’est un autre type de silence qui l’entoure ; dans le lit à côté, ses frères sont blottis sous leur gros édredon rouge.  Rien ne permet de savoir s’ils dorment ou s’ils font semblant pour profiter encore un peu de la chaleur qu’ils devront bientôt abandonner pour s’habiller en hâte. Aucun son depuis le coin de la pièce où un rideau cache le lit de ses parents. D’habitude, quand elle se réveille avant le lever du jour, elle aime se rouler en boule sous ses draps en les entendant se lever. Sa mère d’abord, qui accumule des épaisseurs de chandail sous son sarrau avant d’aller dans la cuisine ranimer le feu dans la cuisinière à bois. Une grande nouveauté, cette cuisinière. C’est quand même plus pratique. Ils ont beaucoup hésité, ses parents, c’était cher, mais avec déjà quatre enfants, elle n’en pouvait plus, sa mère, de faire la soupe et le café courbée dans la cheminée. Son père, lui, met tout de suite son paletot et ses sabots et va faire le tour des bêtes. Les cinq vaches, confinées dans l’étable vu le froid, il va vérifier que la nuit s’est bien passée. Dès que le toit à gorets laisse échapper des grognements, elle sait qu’il falloir qu’elle se lève bientôt.

Mais cette nuit, silence absolu. Le bébé suce son pouce dans le lit en bois, où il dormira, comme elle et ses frères, tant qu’il sera dans les langes. Il ne pleure pas encore pour réclamer à téter. Le coq qui aime tant rappeler sa fière  domination sur la bassecour est devenu muet. Seuls des chiens jappent au loin, des aboiements prolongés, stridents ; même si son père lui a dit qu’il n’y a plus de loups, elle n’en mène pas large.  Il va pourtant falloir qu’elle se lève pour aider sa mère, à voir cette lueur rouge qui transparait. C’est bizarre, d’habitude, le ciel blanchit peu à peu, d’abord grisâtre, puis laiteux, avant que la lumière ne traverse les volets mal ajustés de la fenêtre qui fait face à son lit. C’est son signal pour se lever et se glisser le plus vite possible dans les épaisseurs de ses habits.

Le silence est soudain traversé par des cris, suivis aussitôt de chuchotements : « Attention, réveillez pas les enfants, c’est bien trop tôt, et puis ça servirait à rien ! » Quelle heure est-il donc pour que ses parents soient levés sans vouloir les réveiller ? Ce n’est quand même pas Noël. La lumière rosâtre, que d’habitude elle voit plutôt le soir auréoler les arbres au fond de la cour, monte derrière les volets. Des chevaux hennissent brusquement, lugubres. Des voisins sont-ils venus en charrette ? Peut-être qu’il y a quelqu’un de malade, et qu’ils sont venus demander de l’aide à ses parents. Son père « fait passer le feu », les gens viennent de loin pour ça, et sa mère n’a pas son pareil pour panser les plaies ; quelques onguents de sa composition, et on guérit en quelques jours. Elle va se lever pour écouter s’il y a des voix dans la cuisine. Ses parents n’aiment pas qu’elle soit là quand ils « traitent », ils disent qu’elle est trop jeune, mais comment elle apprendra si elle ne commence pas maintenant à observer ?

Avant qu’elle ait le temps de sauter du lit, le ciel crépite d’une myriade d’étoiles. Un vrai feu d’artifice, comme celui qu’elle a vu une fois à l’assemblée du village. Ses parents avaient vendu deux vaches à bon prix, mieux que d’habitude, et ils avaient emmené toute la famille, elle et ses frères, le bébé n’était pas encore né, à l’assemblée. Quels souvenirs ! Ils avaient fait chacun deux tours de manège, ça tournait, ça tournait, de plus en plus vite, à mesure qu’un homme en salopette tournait la manivelle. Elle s’était régalée de nougat et de pralines dont elle avait encore le sucre dans la bouche rien qu’en y pensant. Ils avaient eu le droit de rester tard le soir, il fallait attendre que la nuit tombe pour qu’on tire le feu d’artifice. C’était peut-être bien le plus beau jour de sa vie, avec celui où sa marraine lui avait offert une vraie poupée, venue de la ville. Elle la protégeait, la mettait en sécurité pour que ni ses frères ni le bébé n’y touchent. Quand elle avait un petit moment à rien faire, elle la sortait de sa cachette et admirait ses beaux habits de princesse et ses cheveux tout doux.

« Jeannette, pourquoi t’es pas encore levée ? » Aurélien, son petit frère de six ans, avait dû entendre du bruit. Le rassurer ? Mais de quoi ? « J’arrive, je vais voir si la cuisinière est allumée.» Un grognement se perd sous l’édredon. Plus le choix. Bientôt c’est le bébé qui va s’y mettre, puis Justin, le plus feignant, celui-là s’il pouvait rester au lit toute la journée, il ne demanderait pas mieux ! Brrr… quel froid ce matin, il a dû geler à pierre fendre. Après avoir accumulé toutes les couches de chandails et de jupes à sa portée, elle se glisse dans ses brodequins en mesurant sa chance que cette tante éloignée les lui ait envoyées pour remplacer les sabots qu’elle avait toujours portés jusque-là.  Les pieds au chaud, elle peut courir ; l’autre jour, quand Justin s’est sauvé avec cette lettre qu’elle venait de recevoir, juste pour l’embêter, elle a pu la récupérer sans trop de mal.

Dès qu’elle sort de la chambre, où la chaleur humaine maintenait une température presque agréable, le froid la saisit. La cuisinière n’a pas été ranimée. Jamais sa mère ne s’est levée sans ce premier geste matinal.  Quelle heure est-il ? Elle n’arrive pas à voir la pendule ; elle s’est dirigée à l’aveuglette pour s’habiller, aller dans la cuisine, mais pour arriver à lire l’heure sur la haute pendule qu’ils ont héritée du grand-père, c’est autre chose. Malgré le froid, elle se décide à sortir pour ouvrir les volets de bois, elle y verra peut-être un peu mieux.  Et là, sur le pas de la porte, blocage complet, elle ne peut plus avancer. La comtoise sonne alors, gravement, un, deux, trois,  quatre. Bien trop tôt pour se lever, en effet. Pourquoi tout ce raffut alors ? Elle contourne la maison du côté de l’étable et du potager, et là l’horreur lui saute aux yeux ; plus de toits à lapins, de la fumée s’échappe d’un magma de cendres. Que sont devenus les lapins ? Et l’étable ? Elle court, des flammes s’échappent des fenêtres, des seaux d’eau circulent de main en main dans une chaine humaine où elle discerne vaguement quelques visages.

« Jeannette, c’est trop tard, y a plus rien à faire, retourne t'occuper de tes frères ! » Mais ce brasier l’hypnotise, que vont devenir les vaches, ont-ils pu les faire sortir ? Et les gorets à côté, elle ne peut pas croire que leur toit soit déjà anéanti. Son corps ne peut plus avancer, ses muscles figés dans une coulée de plomb. « Reste pas hébétée comme ça, sauve-toi ! » Elle respire un grand coup, retrouve la mobilité de ses yeux et se sauve à toutes jambes, heureuse d’en avoir retrouvé l’usage. Elle referme la porte de la cuisine, se met à fourrager dans la cuisinière pour la rallumer, ajoute deux buches ; la flambée démarre, rassurante après ce qu’elle a vu dehors. Elle ressort sa lettre de sa poche ; drôle de moment pour y repenser… « Je peux me lever maintenant, Jeannette ? La cuisinière est allumée ?». Pourquoi sont-ils si pressés aujourd’hui ? « Non, dors, c’est bien trop tôt, je te dirai quand ce sera temps d’aller à l’école. J’ai quelque chose à faire avant. »

 Mademoiselle,

Sur la recommandation de Mme Séraphine Maillet, vous nous avez écrit pour nous demander une place  dans notre maison de couture. Vous savez certainement que la situation est difficile au sortir de la guerre. Il y a beaucoup de travail, mais nous avons bien du mal à donner une paie convenable à nos ouvrières. Vous dites que vous avez appris la broderie blanche et la dentelle de Milan. Une de nos brodeuses vient de se marier et va nous quitter le mois prochain. Nous pouvons vous garder la place si vous êtes prête pour cette date. Vous ne gagnerez pas beaucoup au début, mais  vous serez logée et nourrie avec les autres ouvrières ; vous aurez votre dimanche et deux jours pour aller voir vos parents tous les deux mois . Si vous voulez venir, il va falloir nous répondre vite.

Maison Grailly, 12, rue des Mathurins, Paris 9ème

 

Son hésitation de ces derniers jours lui apparait tout à coup dérisoire. Rester là, à jouer à la seconde mère, jusqu’à quand ? Le moment est certes mal choisi pour partir ; ses parents vont se retrouver dans une misère noire après ce nouvel incendie. Reconstruire. Travailler double pour nourrir toute la famille. Pas de distractions, pas le temps de penser à autre chose. Mais, jusque-là, c’est elle qui a dû se sacrifier, arrêter l’école pour faire la bonne. Et avec quel espoir maintenant qu’elle va sur ses dix-huit ans ?  De se marier avec un paysan et continuer à aider à la ferme, à servir sa belle-mère, s’installer dans la transparence. Sa chance, elle l’a eue après l’école quand elle a rencontré la vieille Séraphine qui lui apprenait les points qu’elle aimait tant : « Tu as de l’or dans les doigts, ma petite, ne l’oublie pas ; et tous ces points, tu vois, ils demandent de l’attention, des efforts, mais quand tu as fini, la belle ouvrage que tu as faite, personne ne peut te l’enlever ! » Et puis Séraphine était morte au début de l’hiver, ses dernières paroles avaient été pour Jeannette : « de l’or dans tes doigts »…

 

Elle a continué, en secret, le Richelieu, le Milan, le Venise… de plus en plus habile. Séraphine serait contente si elle la voyait.

-          Attends, j’ai pas fini, après je te prépare ton lait chaud. Couvre-toi bien, il fait très froid ce matin, tu sais. 

Par chance, le bébé dort toujours. Elle n’aurait pas le courage de s’occuper de tout le monde en même temps ce matin. Aurélien, c’est son préféré, les moments d’affection sont bien rares chez elle ; lui, il a toujours le mot gentil.

-           Alors, tu m’emmèneras voir les fils de la Vierge sur les arbres ?

-          Oui, sur le chemin de l’école. Et j’irai à la poste en même temps.

-          Pourquoi ?



05/12/2009

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