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Ordre de la direction

"Pas de signal. Appuyez sur ? pour afficher l'aide." Injonction, interrogation, obsession ? À fixer depuis la pause de midi cet écran bleu allumé pour rien, au cas où le formateur aurait besoin de débiter son powerpoint, je crois que je vais finir par apercevoir un signe. Afficher l'aide ? J'en aurais bien besoin pour tenir le coup jusqu'à la fin de la session. Et pour remplir la fiche d'évaluation qu'il ne va pas manquer de nous distribuer. Lui écrire ce qu'il attend ? Le féliciter de s'être passé de l'inévitable diaporama dont les vertus autres que soporifiques restent à démontrer ? Lui avouer que j'ai passé l'après-midi à guetter le signal que nous promettait son fond visuel d'outremer ? "Appuyez sur ?" : je tourne autour du point d'interrogation, où est la question ? S'il m'interroge, je le tue. Et puis non, il a l'air résistant, il risque de mourir pour de faux et de repartir pour une nième vie. Alors autant ne pas me faire remarquer, qu'on en finisse. Jamais je n'ai demandé cette formation, ordre de la direction ! J'ai bien mieux à faire, des dossiers à liquider, rien de passionnant sur le gril, mais au moins j'aurais l'impression de faire quelque chose, et ne perdrais pas mon temps. Là, j'ai beau essayer de l'écouter, j'en suis toujours à chercher la question. Séminaire sur la relation d'aide. Présence obligatoire.

 

-       Vous voulez bien vous mettre avec moi ?

-       Quoi ? Quoi ?

-       Excusez-moi, je vous ai fait peur… Vous voulez bien vous mettre avec moi ?

-       Pour quoi faire ?

-       Pour échanger, par deux, alors, si vous voulez bien, il n'y a plus que nous, les autres ont formé leurs dyades…

 

Étude de cas, nous y voilà. Échanger avec quelqu'un dont vous n'imaginiez pas l'existence cinq minutes plus tôt, vu le sujet, c'est un comble ! C'est moi qui aurais bien besoin que l'on m'aide à sortir de cet imbroglio. Ordre de la direction. Elle en a de bonnes, la direction ! Nouvelles techniques de management, évolutions des relations professionnelles, valorisation de l'humain. Au moins, jusque-là avec les stages opérationnels, développement des réseaux sociaux, usages de l'internet, c'était simple, concret, tout de suite applicable, pas besoin de se prendre la tête. Mais là, ils y vont un peu fort, à croire qu'ils ont découvert les bienfaits du lavage de cerveau.

 

-    Qu'est-ce qui vous intéresse ?

-    Comment ça,  ce qui m'intéresse ? Là, maintenant ?

-    Là, maintenant, ou dans la vie en général...

-    Comme si j'étais là pour parler de ce qui m'intéresse dans la vie !

-    Mais, le séminaire, relation d'aide, qu'est-ce que cela signifie pour vous ? Qu'êtes-vous venue chercher ?

-    Moi. rien, ordre de la direction...

-    Réponse facile, vous me l'accorderez !

-    Facile, vous en avez de bonnes…

-    Réponse facile, se cacher derrière un ordre, vous semblez une femme intelligente, ce genre d'esquive ne vous ressemble pas…

-    Eh bien, dites donc, si vous êtes aussi rapide, à moi de vous retourner la question, qu'êtes-vous venu chercher ? Relation d'aide, vous auriez tout compris…

-    Là est bien la question…

-    Nous y voilà, la question, vous aussi…

-    Absence de signal !

-    Sur fond bleu outremer !

-    Alors trouvons vite quelques réponses, histoire de donner le change, la question, ce sera pour plus tard.

 

Généralement, les formations ont lieu dans une de nos salles de réunion. Propriétaire de la moitié haute d'un immeuble de quinze étages, la société a la chance de disposer, au sommet, d'une enfilade de salles de réunion et d'une splendide salle de réception dont la vue à couper le souffle sur les toits de la capitale sert souvent d'argument ultime pour éblouir les clients hésitants. L'externalisation de cette formation, ainsi que l'insistance pour y inscrire les chefs de départements, ne doit rien au hasard. Nous faire sortir de nos cadres, nous disséminer anonymement parmi des inconnus, nous faire plancher sur de l'humain douillet si éloigné des aspérités de nos relations quotidiennes doit faire partie des nouvelles stratégies du comité directeur. Loin de connaitre tous les chefs de département, nous aurions bien du mal à distinguer, dans ce groupe formé pour l'occasion, les internes avec qui se méfier de confidences dangereuses, des externes choisis en fonction de critères peu faciles à élucider.

 

Et me voici depuis ce matin dans cet "espace neutre", hors du monde, des réalités quotidiennes. Nous avons connu l'open space, lieu privilégié du contrôle collectif, ou plutôt du contrôle individualisé, la peur d'être espionné à peine contenue par celle d'espionner à son insu, tout se voit, tout se sait ! Là j'inaugure l'ère de l'espace neutre, ce no man's land – presque no woman's – loué pour l'occasion, lieu du rien, les groupes se succèdent au gré de l'affichage, lieu de nulle part, de partout, les pseudo-rues, allées, portes, baies vitrées se succèdent, interchangeables. Espace pratique, pas d'investissements couteux pour la firme.

 

Par contre, nous sommes censés nous investir. D'entrée de jeu, relation d'aide, il faut être fort pour proposer un tel titre à des cadres dont la devise est plus souvent : "Aide-toi, le ciel t'aidera !" Mes velléités, à mes débuts, de permettre à une employée qui venait d'être frappée par le sort de bénéficier d'une aide sociale peu courante dans la maison, ont vite été étouffées : "C'est une bonne idée, j'en conviens, fort généreuse, et qui vous honore. Mais, voyez-vous, nous ne pouvons pas en ce moment, la situation est difficile, la crise, vous êtes encore jeune, vous comprendrez, j'en suis sûr !" J'ai vite compris, relations de pouvoir subtiles, feutrées, mais la pression n'en est que plus ferme. Et maintenant je devrais m'impliquer dans leur nouvelle marotte : pas sûr qu'ils m'y reprennent, à aider quelqu'un !

 

-     Bon, alors, qu'est-ce que vous avez noté, comme réponses ?

-     Comment ? Comment ?

-     Encore en train de rêver, à ce que je vois ! Si vous croyez pouvoir donner le change ainsi !

 

Je le fixe, effarée et indécente. Vautour des services internes ou aigle de cristal externe ? Bel homme, œil langoureux, tempes à peine grisonnantes, le charme Nespresso, je n'ai plus qu'à attendre qu'il me le serve chaud. Et une voix, My God ! diction parfaite, un vocabulaire presque désuet, juste la distance qu'il faut pour que j'y croie.

 

-     Vous ne me faites pas confiance, je le vois bien ! Voulez-vous un café ?

-     Ah, vous y allez fort…

-     Parce que je vous propose un café ?

-     Le café, la confiance, tout… Faudrait pas trop que j'y croie…

-     Comment ?

-     Bon, ces réponses, allons-y !

-     À vous l'honneur, madame !

 

Nous remplissons des cases, réponses banalisées à des questions préformatées, nouvelle formule du quiz ouvert, histoire de faire mériter son salaire au formateur. L'intérêt du quiz, jusque-là, était de permettre une correction hyper-efficace et rapide. Sa formule ouverte doit y trouver d'autres fonctions que ces deux attributs qu'elle y perd : soit le formateur continue à tout lire, et dans ce cas, chapeau ! soit…

 

-     Vous venez avec nous pour la mise en commun ?

-     Déjà ?

 

Pris au jeu par l'intérêt renouvelé de ces réponses dont personne d'autre que nous ne devrait supposer le degré d'affabulation, nous venons, une fois de plus, de rater les consignes collectives d'un formateur pourtant affable qui, passant de groupe en groupe pour les répéter, ne s'aperçoit pas pour autant que nous ne l'écoutons pas. Nos voisins nous le confirment, les dyades vont devenir des quatuors, puis des octo… Allons-y ! Mon voisin m'observe en coin, l'air amusé, s'il me regarde directement, je ne vais plus me tenir, lui a l'air de garder son sérieux face aux deux acolytes qui "partagent leurs réponses".

-     Vous voulez bien partager les vôtres, maintenant ?

 

Je n'y tiens plus, désolée, il faut que je sorte, je me lève brusquement et laisse mon partenaire débiter avec application les fariboles que nous sommes bien seuls à juger comme telles si j'en crois le ton studieux de ses auditeurs à mon retour. Il ne se dérange pas dans son exposé à mon arrivée, immense politesse qui fait oublier ma défaillance, je me rassieds, essuie la larme de rire qui glisse sur ma joue, et reprends le fil des échanges, ce dont mon voisin, à son ton redevenu badin, me semble reconnaissant. Je le soulage un peu par quelques remarques aussi vite oubliées que prononcées, et termine sur ces mots :

-     La question, oui, voilà bien le problème. Si nous arrivons à formuler la question, nous aurons immédiatement toutes les réponses. La relation d'aide, c'est plus une affaire de question que de réponses, questionner, écouter, tout est là… Mais pas de question, pas de signal, et alors là…

-     Quel signal ?

-     Pour afficher l'aide…

-     Sur fond bleu outremer !!!

 



15/01/2014

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