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Le village

Ils en partiraient tous, ou presque.

Au pire rappelés brutalement avant que l’âge leur ait signifié une retraite plus moderne – plus douce ? – dans un pavillon du bourg.

Au mieux tirés vers le haut par la chance des études, secondaires puis supérieures, à une époque où quitter le canton, fuite salutaire, était perçu comme une trahison irréversible.

 

Quelques familles ont survécu à ces exodes, qu’elles les aient méprisés par force – manque d’enfants, de moyens, ou de désir – ou qu’elles n’aient accepté de payer qu’un tribut relatif – un seul des enfants qui s’éloigne, et encore par trop. On leur doit le maintien d’un certain ordre au milieu de maisons qui décrépissent : le bocage gagne, s’étale, tant d’efforts pour échapper à cette image de creux de maison qui leur colle à la peau depuis que l’écrivain, le Goncourt local, les a stigmatisées sans appel.

 

Bois-Basset a eu son heure de gloire, ses familles dynamiques et reconnues, sa petite chapelle, ses champs minuscules, ses chemins d’entredeux.

Entre deux routes, celle du bourg, et la plus prestigieuse nationale où, enfants, ils allaient compter les voitures, distraction délicieuse aux débuts de la démocratisation automobile.

C’est sur la nationale qu’ils avaient assisté au passage du tour de France, l’évènement de leur enfance.

C’est cette route qu’ils prenaient tous les jours, matin et soir, pour aller à l’école à pied, deux kilomètres dont leurs petites jambes n’auraient pas eu idée de se plaindre, et les enfants pouvaient marcher sur une route sans danger, les parents n’y pensaient pas, l’inquiétude, non ; même l’accident, une voiture au fond du ravin, sous leurs yeux, une image empreinte au fond de leurs peurs, ne changerait rien ; faire autrement n’était tout simplement pas envisageable ; l’école, c’était plus important que tout, et à la campagne, il fallait bien marcher, on n’avait pas la classe à la porte, et les cars de ramassage, ce serait pour plus tard.

 

L’école, c’était un choix : la Tour Nivelle, petite école isolée au bord de la route, deux classes tenues par un couple d’instituteurs, fréquentée exclusivement par ceux de leur bord, les dissidents, et quelques protestants, moins nombreux. Les autres, les catholiques, allaient à l’école des sœurs, au bourg, où ils vivaient ; ceux des villages se répartissaient à peu près géographiquement entre les deux écoles publiques, la leur et celle du bourg.

Bois-Basset, village fier d’une douzaine de maisons, se rattachait à la Tour Nivelle, moins ordinaire que l’école du bourg ; en témoigne le Musée de l’école rurale qu’elle est devenue, une fois désaffectée après avoir terminé comme classe unique.

Oh, n’y cherchez pas trace des enfants de Bois-Basset ; s’ils ont porté haut l’éducation exigeante qu’ils ont reçue à la Nivelle, leur génération ne suscite pas encore l’intérêt exotique que réclament les musées, les touristes préfèrent les blouses grises et les dictées surannées à la réalité émancipatrice de l’école des années cinquante-soixante.

Les instituteurs, qui œuvraient avec dignité pour une école juste, n’auraient même pas oser rêver que ces travaux qu’ils avaient mendiés en vain rendent un jour leur inconfortable maison coquette et accueillante alors qu’elle ne serait plus habitée.

Déplacés par la baisse d’effectifs vers le collège de la ville voisine, ils finiraient leur carrière dans l’anonymat des reclassés, ou déclassés. Ils tomberaient dans l’oubli des autres, mais pas pour leur famille, leur mère prendrait régulièrement des nouvelles et entretiendrait un respect mérité. Et même s’ils ne savaient pas ce que voulait dire communistes – c’est ainsi qu’ils les entendaient souvent appeler, un compliment à ce qu’ils comprenaient –, les enfants gardaient d’eux la marque de l’équité et de la confiance.

Prédestinés à sortir du lot par une volonté paternelle aussi inébranlable que rare dans les environs, ils sauteraient allègrement une classe pour s’inscrire, dès dix ans, au lycée de la ville, pas le CEG du canton, mais le lycée, propulsés par les recommandations du maitre : faire du latin, qui ouvrait aux études longues, et réservé au lycée de filles, que quelques garçons téméraires, ou qui n’avaient pas le choix, fréquentaient s’ils voulaient aller en classique.

Bien conscients du mal qu’auraient ces petits, dans leur ignorance des codes de la ville, le maitre leur expliquerait et répèterait le déroulement : au premier trimestre, ils seraient tous mélangés, puis on leur demanderait s’ils voulaient faire classique ou moderne, et là, il ne fallait pas se tromper, bien dire classique. Sans classique, pas de ce latin censé les élever au-dessus de leur condition paysanne et leur ouvrir des horizons plus larges que la lecture leur laissait entrevoir.

 

Ils en partiraient, de Bois-Basset, bien après avoir quitté leur école. La magie des noms les berçait autant que le sens leur en échappait.

À la Tour Nivelle, point de tour, quelques bâtiments en haut d’une colline qui ne donne pas l’impression d’avoir été nivelée.

À Bois-Basset, point de bois, des haies épaisses et denses, des terres argileuses où, enfants, ils s’étaient embourbés – le plus grand avait abandonné ses bottes dans la boue et couru en chaussettes chercher le secours du père –, un horizon bas, fermé, bouché, mais de bois point, et encore moins de forêts. À moins que la densité de la végétation suffise pour parler d’un bois bas, mais pourquoi être allés chercher cet adjectif si rare, basset ?

 

Car il n’y a rien de bas dans ce village. Ils apprendraient plus tard, dans les études, que leur lieudit aurait dû s’appeler hameau, et leur bourg village. Mais de hameau, ce mot qui fait citadin à leurs oreilles, ils n’entendraient jamais parler dans leur enfance. De village, oui, et un village qui portait haut ses couleurs, sans rien concéder à une quelconque bassesse induite ou subie. Ce village, avec ses contradictions, ses hauts et ses bas, leur façonnerait ce caractère fier et débonnaire qui les ferait traverser la vie sans se laisser atteindre.

 

Ils le quitteraient, leur village, comme ils avaient quitté leur école, trop isolés tous les deux. La fac, c’était loin. Être étudiant, ce serait s’émanciper, avoir sa chambre, un budget très serré essentiellement constitué de la bourse ; ce serait aussi un peu fuir l’univers clos d’une campagne rythmée par les prières et le calendrier religieux pour s’imprégner d’un monde d’idées dont ils resteraient avides. Ils y reviendraient, régulièrement, besoin d’ancrage les pieds dans la terre, besoin d’entretenir entre eux un lien lâche et solide, jusqu’à l’irréparable. Impossible après de faire comme avant, il faudrait s’éloigner de ce village qui les avait lâchés, transporter un peu plus loin leur histoire, et le garder à l’œil, le village, on ne sait jamais.



18/06/2016

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