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Rien ne sert de cour…

Cour…Cour…Cour…

J'attends la suite. Ad aeternam. La suite de ce texto de quatre lettres, quatre lettres qui tournent en boucle. Et après ce texto, plus rien, le vide. Quatre lettres balancées avant le grand saut dans le silence. Trop facile de disparaitre sans recours, de s'effacer sous cette seule trace : "le numéro que vous demandez n'est plus attribué". Au moins, il aurait pu faire les choses élégamment, terminer son mot, cours, courons… Mais non, il a fallu qu'il me laisse avec ce gout amer d'inachevé, de ne pas jouer dans la même cour. Il la connaissait, ma cour. Il avait cherché à la connaitre…

 

Matin d'automne. Un petit noir au comptoir, les cinq minutes que je m'accorde avant d'aller travailler, sentiment d'un extra volé sur ma journée, rituel urgent d'un nectar brulant. Ce matin-là, je lève le nez de ma tasse. Et il est là. De l'autre côté du zinc. Il prend son temps, présence visible de l'habitué, présence tout court. Il me dévisage sans vergogne, de l'air du loup de la fable dont je troublerais le breuvage. Mon bar quotidien, manque pas d'air celui-là. Je soutiens son regard, qui s'adoucit, m'enveloppe. Les cinq minutes se prolongent, il se rapproche, me propose un autre café, pas possible, pas le temps, j'accepte un bout de papier jaune sur lequel il a griffonné son numéro que je glisse au fond de mon sac. Peu de chance de le retrouver dans tout ce fatras.

 

Très vite, je prends l'habitude de négocier un peu différemment mes matins. Ou je décale mon arrivée au bureau, je fais durer le café comme le premier jour, et nous parlons, plutôt je parle, il a l'art de poser juste la question qu'il faut… Jusqu'à ce que je jette un œil désespéré à ma montre, plus rien à faire, je file. Ou j'arrive plus tôt, idéal pour moi, mais je cours le risque de le rater, il est moins matinal. De jour en jour, s'impose la nécessité de ce rendez-vous quotidien, l'addiction me guette. Pour un quart d'heure de conversation, la belle affaire… Oui, mais si je le manque, j'arrive au bureau dans une humeur de chien, et mes collègues en rajoutent une couche pour me faire sentir combien je suis pénible, pas à prendre avec des pincettes.

 

Un matin où j'ai adopté la seconde solution, faute de disponibilité plus tardive, je tapote nerveusement sur le zinc après avoir tenté de faire durer mon café le plus longtemps possible, dure loi de l'expresso, si vous l'aimez serré vous êtes obligé d'accepter l'éphémère de sa chaleur envahissante. "Dur d'attendre, ma belle !" Je rougis et n'arrive même pas à bégayer. Évidemment qu'il nous voit tous les jours, ou presque, mais quand même, là, il exagère. "Laissez lui un message, des fois il vient plus tard." Non mais, lui laisser un message dans un café, pour qui il me prend, le patron ? En bredouillant : "Non, non, ça va", je cherche mon portemonnaie, pas dans la poche habituelle, il a glissé dans le fond de mon sac, d'où il remonte avec un petit papier jaune collé.

 

Premier texto. S'il m'avait laissé son numéro dans l'espoir que je l'appelle, c'est raté. J'aurais trop de mal, après avoir attendu la sonnerie, à entendre sa voix gênée, je ne connais pas sa vie, et je ne me pardonnerais jamais de le perdre parce que mon impatience l'a dérangé. Et puis la voix, au téléphone, c'est pas pareil. Et si c'était quelqu'un d'autre qui répondait à sa place. Et si c'était lui et qu'il ait l'impression que je lui cours après. Du courage, je ne peux pas dire que j'en déborde dans ces circonstances. Alors un texto, c'est bref, tu n'as que quelques mots, que tu tournes cinquante fois pour être sure de choisir les bons. Et puis tu effaces tout, et tu recommences. Et tu finis par : Bonjour, l'expresso était plus fade, et tu t'en vas.

 

Succession de textos. Désolé pour mon retardLe matin je coursAimes-tu courir ?Si tu veux je t'emmène, à ton rythme – Courir c'est autre chose, on ne parle pas, on regarde – À demain pour le café, je ne veux pas te rater. Il m'en dit plus sur lui en quelques minutes qu'en plusieurs semaines de causeries matinales. OK à demain pour le café. Là, je ne m'avance pas trop, restons sobre, même si nos smartphones ne nous contraignent plus au langage télégraphique. Et pour courir ? …  On en reparle, la semaine je travaille tôt…  Je comprends, à demain…  À demain.

 

Puis nous prenons l'habitude de nous écrire, tout le temps, le matin avant le café, pour être surs d'être synchrones, la journée pour continuer par bribes la conversation du matin. Il ne m'en dit pas beaucoup plus sur lui, il court, pour lui-même, pas dans l'idée d'un marathon ou d'une quelconque performance, il dit travailler dans la com et organise ses journées assez librement. Pour le reste, rien, je ne sais ni où il habite, ni de quoi est faite sa vie, une femme, des enfants, mystère. Du coup, je ne m'avance pas trop sur ma vie privée non plus, sur ma solitude actuelle qui pourrait passer pour une invite. Je parle de mon enfance, il aime bien me titiller sur mes souvenirs, sur mon background socioculturel, comme il dit, et sur mon boulot, rien de passionnant. "Nous ne jouons pas dans la même cour, ma chère", me lance-t-il en riant quand je ressasse mes regrets d'un quotidien administratif répétitif.

 

-       Tu pourrais venir courir, un samedi, je suis sûr que tu aimerais…

-       Mais je ne sais pas courir, je n'ai jamais couru de ma vie, sauf au lycée, je détestais ça.

-       Rien à voir, question de contexte. Essaie au moins, tu as bien une paire de baskets pour commencer, tu seras toujours à même d'investir dans de bonnes chaussures si tu accroches.

-       On peut dire que tu as de la suite dans les idées, quand tu veux quelque chose, toi…

-       Tu ne crois pas si bien dire… On essaie samedi, une demi-heure pour débuter, et on se garde un petit temps pour l'after.

-       L'after ?

-       Oui, un vrai petit-déjeuner pour une fois, ou plus…

 

J'ai couru. Un samedi. Un deuxième. Les croissants chauds sur le café, c'est sublime quand on a le temps, et l'exercice balaie toute la culpabilité de la méchante équation lipides-glucides. Nous nous rapprochons insensiblement ; la prochaine fois sera la bonne, je ne peux pas me jeter dans ses bras, mais un after un peu plus prolongé, je ne suis pas contre. Même que je suis tout près de m'acheter les fameuses chaussures aptes à me propulser dans le monde du running avec lui. Même que, s'il ne se décide pas, je vais prendre mon courage à deux mains et lui proposer de venir chez moi, pour l'after-after…

 

Cour… Pas de troisième samedi. Adieu course, chaussures, croissants, after ! Cour… Un misérable texto inachevé avant de changer de quartier ! "Le numéro que vous demandez n'est plus attribué". Comme si j'allais courir toute seule, pas le courage, j'aurais l'impression de lui courir après, question d'amour-propre. Si le marc de tout le café que j'ai bu n'a pas réussi à influencer mon destin, c'est qu'il n'y avait pas de pièce à y coudre. Stop, j'arrête l'expresso, le ristretto, le petit noir bien serré, ne m'en parlez plus ! Baver d'envie pour un instant aussi fugace qu'ardent et corsé, et voilà où j'en suis, Gros-Jean comme devant. Désormais je bois du thé, c'est moins amer. Cour… ? Cour…ir ? Cour…age, fuyons… Oh, non ! Je reste. Une femme avertie en vaut dix. Rien ne sert de cour... 

 

( Concours Edilivres 48h pour écrire 2ème édition 2014-2015 - classement 265ème sur 2101)



18/03/2015

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