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Prolétaire postmoderne

          Je m'appelle Agathe Beauvais. J'ai quarante-deux ans. De temps en temps, je voudrais bien emprunter cette vie exemplaire que l'on me prête…

Debout à six heures. Douche. Maquillage. Vêtements soigneusement assortis hier soir, habitude si libératrice de les poser sagement sur une chaise. Dernier coup d'œil à l'emploi du temps de ma journée, tous les dossiers sont prêts. Jouer le réveil, pendant le petit-déjeuner écouter les premiers soucis du jour, signer les carnets, régler les menus frais qui s'accumulent.  Une dernière tasse de café en mettant le lave-vaisselle en route.

 Les enfants déposés, la journée peut commencer. Toujours assurer, faire face.

Tenir ce journal me semble souvent futile : pourquoi relater ce déroulement chronométré comme s'il constituait une vie ? Les heures, les jours s'enchainent. L'arrivée au bureau ce matin est sans concessions. Même pas le temps de lire mes différentes messageries dont je viens d'ouvrir la vanne que le téléphone me tire de ma torpeur. Je ne supporte plus les sonneries, ils ont beau en inventer toujours de nouvelles, moins agressives, je n'arrive pas à m'y faire ; les pires, ce sont encore les douçâtres, ces musiques de supermarché qui te font croire qu'elles ne cherchent pas à te déranger !

-          Allo, oui, c'est bien moi, bonjour Madame.

Et je l'écoute se perdre dans les détails de sa vie, je pourrais la rattraper, l'aider à faire bref. Mais finalement je ne suis pas mécontente de cet intermède qui me laisse un temps de battement. J'aurai tout loisir de lui demander de récapituler quand je sentirai qu'elle s'épuise.

-          Vous m'entendez ? Vous ne dites rien…

Enfin, sa logorrhée s'est tarie ; je règle en quelques secondes son problème qui n'est finalement qu' un petit désagrément du quotidien dont j'oublie aussitôt la teneur. Encore une qui appelle dès 8h et demie : un moyen de gérer son insomnie en se promettant de téléphoner  dès l'ouverture des bureaux pour râler !

Mes messageries se déversent ; trier ; éliminer les lots d'indésirables qui résistent aux filtres pourtant de plus en plus au point ; déplacer vers les dossiers adéquats ; répondre au plus urgent ; mettre en attente ce qui nécessite recherche ou recul. Lire mes flux de nouvelles. Surfer sur la toile pour vérifier le nombre de visites et les commentaires sur mes blogs. Déjà une heure d'engloutie. Comment le temps peut-il  se dissoudre dans une telle discontinuité ouatée ?

Je m'attaque maintenant à la pile de courrier qui vient d'être posée sur mon bureau pendant que j'étais vissée à l'écran.  Une enveloppe un peu plus épaisse attire mon attention. Ce manuscrit dont m'a parlé Olivier hier ? qu'il faut que je lise absolument, c'est quelqu'un qu'il connait, qui écrit bien, dit-il… Difficile de résister à la pression. Et pourtant ! Les heures que je réserve chaque jour à la lecture, préservées de toute incursion, n'y suffiraient pas si je ne faisais régulièrement un peu de tri.  Avec toujours l'angoisse d'avoir laissé de côté quelque chose qui en valait la peine.

Non, l'enveloppe, d'un format inhabituel, ne vient pas de France. Intriguée par le tampon indéchiffrable, je la retourne. Aucun indice. Une étiquette d'adresse qui peut venir de n'importe quelle imprimante. La mondialisation a aussi uniformisé les codes écrits, si ce ne sont quelques signes pas toujours faciles à décrypter.  Méfiante, je la soupèse, la palpe. Le contenu ressemble bien à du papier, je dois pouvoir l'ouvrir sans crainte. Les nombreuses consignes de vigilance, ces dernières semaines, portent leurs fruits ! Ne pas céder à la psychose, ma grande… Quand même, par précaution, je prends mon temps, tranche délicatement le haut de l'enveloppe avec mon coupe-papier et fais glisser le contenu sur mon bureau. Un dossier un peu épais en sort, agrafé au coin, une bonne cinquantaine de pages à vue d'œil, police étroite, apparemment du Times new roman un peu démodé, interlignes et marges serrés.  

Une feuille volante se détache du dossier, comme collée par en-dessous. Une lettre. Quelques lignes seulement. « Madame Agathe Beauvais, vous serez certainement surprise de recevoir des informations sur votre mari. Mais, prenez-le temps de lire ces quelques pages, et vous en saurez un peu plus. Nous vous contacterons d'ici quelques jours. Bonne lecture et bon courage ! »

 

………………………….

 

 

 

 

Mon mari, ils en ont de bonnes ! Disparu un beau jour, sans donner de nouvelles, me laissant en plan avec les deux enfants. Après plusieurs jours de : « Il n'y a plus d'abonné au numéro que vous avez composé », de « Undelivered Mail Returned to Sender », je n'ai pas pu me résoudre au silence : disparu, volatilisé, voyageur sans bagage, bureau inoccupé, lit vide. Après m'être épuisée en heures de téléphone, en déambulations diverses, en visites au commissariat : « Mais Madame, si votre mari disparait, que pouvons-nous faire ? Rien ne nous dit qu'il n'est pas parti de lui-même. Nous ne pouvons rien faire pour chercher quelqu'un s'il est parti de son plein gré. Si vous nous apportez une preuve que son départ n'est pas volontaire, nous entamerons des recherches. Sinon, désolés, nous ne pouvons rien faire. » Et j'ai eu beau fouiller, aucune preuve, rien. Mort ? Suicide ? Accident ? Mais, pas de corps, aucun signalement, la police n'aime pas le vide.

Envahie par un sentiment de deuil et d'abandon, j'ai laissé la colère jouer des coudes avec la tristesse, et puis la réalité a repris le dessus : payer les factures, recadrer les enfants. Je me suis noyée dans l'action comme d'autres dans le chagrin. Aujourd'hui l'équilibre est revenu ; Juliette ne passe plus son temps à m'agresser comme si j'étais responsable de la disparition de son père, son caractère s'adoucit peu à peu ; quant à Antonin, passée la phase de pipi au lit, je suis obligée de surveiller le machisme naissant de ce petit homme de la maison. Ma position au bureau s'est affirmée, et mon salaire par voie de conséquence. Heureusement, parce que les assurances font le mort, en cas de disparition inexpliquée, quelle élégance ! Je n'ai pas beaucoup de temps pour moi, mais cela m'évite de penser. Ma seule incartade, c'est ce journal qui me tient la tête hors de l'eau.

Alors, aujourd'hui, recevoir une lettre prétendant me donner des nouvelles, c'est trop. Courage, fuyons ! Je remets le document et la lettre dans l'enveloppe, les pose sur un coin de mon bureau où s'entassent les dossiers en attente. Mon écran clignote. Un interlocuteur en messagerie directe sur Skype, un autre sur Messenger ; répondre en simultané sans m'emmêler ; des demandes de renseignements ; des sollicitations ; des inquiétudes. Ma  matinée risque de s'effilocher si je ne prends pas le temps de réagir. Réactions en chaine, cascades de messages qui exigent tous un traitement immédiat.  Le stress de la communication postmoderne !

Un café avant d'aborder la suite ; bien, cette nouvelle machine, enfin un véritable expresso après des années de lavasse noirâtre. Olivier, mon collègue du service markéting, en profite pour me rejoindre. Depuis deux jours, chaque fois que je viens dans la salle pause-détente, je le croise. Ou il passe sa journée à boire du café, ou il guette mon passage ; qu'a-t-il à me demander ? Non, je n'ai pas reçu le manuscrit de son copain. Mais oui, je le lirai quand je l'aurai. Pour l'instant, il faut que j'y aille, après mon café  j'aborde le plus important de mon travail du jour, la lecture. Je dois me discipliner pour équilibrer le temps de lecture entre manuscrits papier et dossiers reçus en fichiers joints. Le papier me repose, je peux quitter mon écran et changer de position ; mais maintenant beaucoup envoient directement par mél ; surtout en ce moment où je travaille sur du documentaire ; c'est différent de la fiction où les auteurs croient encore au prestige du papier.

 

Deux heures à lire sans avoir été interrompue : un luxe ; en général je demande que le téléphone ne me dérange pas pendant mes périodes de lecture, mais quand certains appels se font trop pressants, rien à faire ; et puis, parfois, je ne résiste pas aux vibrations du portable, ni aux clignotements de mon écran. Il me faut une discipline de fer pour m'astreindre à lire sans lever le nez. Pendant deux heures. Jusqu'au déjeuner. Je suis contrainte à saucissonner ma journée en tranches étanches. Sinon, je serais constamment happée par cette information en continu qui voudrait nous donner  l'illusion d'exister et de compter dans ce monde.

-          Tu viens déjeuner ?

Le sourire d'Olivier, dans l'entrebâillement de la porte, a raison de tous mes atermoiements. Tant pis s'il me parle encore de son copain, c'est quand même mieux que de déjeuner seule, et comme Mélanie est en congé cette semaine, je risque bien de me retrouver à ressasser dans mon coin. Mélanie a toujours le chic pour me tirer un sourire dans les passes les plus difficiles.

-          Oui, j'arrive, je termine ce dossier, deux minutes, s'il te plait !

-          Je t'attends près de la machine à café, pas de soucis, prends ton temps !

Qu'est-ce qu'ils vont nous proposer aujourd'hui à déjeuner? ça me fait du bien de me mettre les pieds sous la table, de temps en temps ; ici, si personne ne vient m'interrompre, je peux très bien passer la journée sans manger, l'habitude de gagner du temps ayant chez moi pris le pas sur l'appétit.

-          Sur quoi tu travailles en ce moment ?

-          Oh, des documentaires ; le dernier que je viens de lire porte sur un groupe religieux en voie de disparition, une survivance de l'ancien régime, pas inintéressant, plutôt pas mal écrit, mais il va falloir sabrer sinon ce ne sera pas lu ; une forme romanesque aurait peut-être mieux convenu dans ce cas, même si tu sais ce que je pense de l'envahissement du narratif !

-          Oui, tu ne vas pas recommencer. Moi, je suis sur un truc bizarre, une investigation dans des réseaux plus ou moins terroristes, ou mafieux ; je m'y perds un peu.

Pendant qu'il raconte, et s'emmêle dans des détails compliqués, mon esprit flotte. Et s'éloigne, insensiblement porté par son récit, dévié par des ondes infimes.

-          Tu rêves ? qu'est-ce qui t'arrive : tu es toute pâle ! Tu travailles trop, tu devrais peut-être voir un médecin.

-          Non, ça va, t'inquiète pas.

Je revois tout à coup ce dossier et cette lettre que j'ai oubliés un peu vite sur un coin de mon bureau. Comment ai-je pu me montrer aussi sévère ?

-          C'est quelque chose de bizarre que j'ai reçu au courrier ce matin. Je l'ai mis de côté un peu brutalement, il faut que j'aille voir.

-          Et ton dessert ?

-          Mange-le si tu veux !

 

………………………..

 

 

 

A peine arrivée dans mon bureau, je vide l'enveloppe de son contenu. Négligeant la lettre, cette fois je me précipite sur le dossier. Une bonne cinquantaine de pages, en effet. Mais qu'est-ce que c'est ? Pas d'indices. Pas de signature. Pas de photos. Je commence à lire en diagonale. Confus. J'ai l'impression de me retrouver dans l'univers interlope que me décrivait Olivier tout à l'heure. Qui peut avoir intérêt à m'envoyer de telles informations ? Et quel rapport avec mon mari ? Je m'y perds, sous l'effet de l'énervement. Ça ne sert à rien. Reprenons à zéro. Je recommence à la première page, chaussant mes lunettes de professionnelle et la distance qu'elles imposent. Et me voici plongée dans les méandres d'un réseau dont j'ai du mal à démêler les fils. Services secrets, terrorisme, pègre ? De plus en plus compliqué au fil des pages. Je voyage de l'Arabie Saoudite au Mexique, en passant par le Congo. J'entends parler de transferts de fonds, de circulation de marchandises. Pas question de drogue, apparemment, même si certains termes me font douter. Ou d'armes peut-être. Je n'y comprends pas grand-chose, c'est vraiment hors de mon domaine. Qu'est-ce que je vais faire de ce torchon ?

Je relis la lettre quand Olivier frappe à la vitre de mon bureau.

-          Tu as des ennuis ?

-          Non ; oui ; je ne sais pas…

-          Je peux t'aider ?

-          Pas pour l'instant ; j'ai besoin de réfléchir… merci en tout cas.

 

 

………………………….

 

 

 

Il faut que je sorte un moment. Que je marche, faire le point. Tant pis pour le travail qui s'accumule. Depuis si longtemps, je ne me suis pas absentée, même une heure. Sans m'apercevoir  du chemin parcouru, je me retrouve assise sur un banc du square Louise Michel. Au soleil. J'ai bien fait de m'échapper un peu. Je me surprends à me prélasser, je pourrais même attraper un coup de soleil. Décidément, on peut dire que ce dossier bouleverse mes habitudes.

Qu'est-ce que je vais faire ? Qu'est-ce que je peux faire ? Attendre. Me préparer à un contact inopiné. Téléphone. Courrier.  Tout est possible. Je n'ai guère l'habitude d'attendre. Depuis la disparition, j'aurais même plutôt tout fait pour fuir l'attente. Mon activisme de ces derniers mois me saute à la figure, dans toute sa splendeur. Comme si ne jamais m'arrêter me permettait de reculer cette confrontation avec moi-même dont, sans en penser l'imminence, je pressentais l'inéluctable proximité.

Si j'arrêtais maintenant de me mentir. De me prendre pour la superwoman capable de faire face à tout sans dommages. J'en ai marre d'assurer, de faire croire à tous, et même à moi, que tout va bien, que oui je me suis bien remise, habituée à ma nouvelle vie, et les enfants oui ça va, ils se débrouillent bien, réclament moins leur père, deviennent autonomes par la force des choses. Qu'est-ce que je fais du cauchemar récurrent que je n'ose avouer à personne ? De mes réveils en sursaut une nuit sur deux ? Pas d'insomnie, non, ce serait plutôt le contraire, je m'écroule tous les soirs, comme si le sommeil me paraissait la seule issue acceptable à des angoisses qui ne veulent pas se dire.

Maintenant me voici au pied du mur. Confrontée à une réalité à laquelle je préférais éviter de croire. Stéphane serait en vie, mêlé à je ne sais quoi de louche. Je savais peu de choses sur ses activités, ses affaires comme il disait, bien loin de mon univers lettré. Les entreprises qu'il créait, et dont il suivait le fonctionnement dans différentes régions, l'amenaient à de fréquents déplacements dont je ne soupçonnais aucun danger pour notre famille. Les derniers temps, il avait étendu sa sphère d'activité, et ses voyages l'amenaient à partir plus longtemps, plus loin, à l'étranger. Mais j'avoue que je m'intéressais peu à ce qui paraissait pour lui une nouvelle routine.

Je commence à frissonner, le soleil a baissé, il fait presque froid maintenant, il faut que je rentre. Déjà plus de quatre heures. Le temps que je range mes dossiers de la journée, que je lise mes derniers messages, et il sera l'heure d'aller récupérer les enfants. Je n'aime pas les faire trop attendre, quitte à rapporter du travail à la maison, pour qu'au moins ils aient une vie à peu près régulière et équilibrée.

 

« Maman, maman, attention ! » ; sans le cri de Juliette, je crois bien que je passais sous cette voiture qui vient de déboucher brusquement.

« Merci ma grande, ouf,  heureusement que tu étais là ! » Je la serre dans mes bras, comme pour fondre son émotion dans la mienne, quand Antonin me tape dans le dos ; jaloux ? Devant son insistance, je me retourne :

-          Maman, je l'ai vue, la voiture, elle t'a foncé dessus !

-          Mais, qu'est-ce que tu racontes ?

Et le voici parti dans les détails, la couleur de la voiture, et comment elle a débouché brutalement et a foncé sur moi, et si Juliette ne m'avait pas avertie elle m'aurait tapé dedans ; on aurait dit qu'ils voulaient m'emmener, une portière s'est ouverte puis refermée brutalement. Décidément, il a l'imagination fertile, il va falloir que je surveille ce qu'il regarde à la télé ! Juliette se moque gentiment de lui, pas les chamailleries habituelles, mais comme consciente de sa supériorité de grande sœur qui a réussi à éviter l'accident.

 

« Antonin, tu n'oublies pas de te brosser les dents ! » Si la douche ne pose pas de problème,  la répétitivité de l'hygiène dentaire est moins intégrée. Une journée qui s'achève. Mes doutes de l'après-midi ont un peu fondu au contact des enfants. Après avoir refermé le cahier, je n'ai plus qu'à retrouver, comme chaque soir, ce sommeil lourd dont j'ai plus que jamais besoin.

 

 

………………………….

 

 

 

Quel mal au crâne ce matin ! Une nuit terrible. Cette sensation,  chaque fois que j'étais au bord de sombrer, que quelque chose au plus profond de ma tête, bloquait le processus. Cette lutte, perdue d'avance, pour un oubli illusoire. Ce réveil lourd qui me force bien à admettre que j'ai dormi un peu. Mais combien de temps ? Et comment ? Comme si mon cerveau avait continué à tourner à fond malgré une baisse de vigilance apparente. Moi qui me lève toujours comme un ressort, là je ne me reconnais pas ! Et même la douche prolongée a eu du mal à remettre ma tête en ordre.

 

Il a bien fallu que je fasse déjeuner les enfants et que je les dépose à l'école. Mais, sitôt arrivée au bureau, mon cerveau s'est remis en vrille. Comme tous les matins, mes messageries se déversent, je passe de l'une à l'autre, lis en diagonale, efface sans réfléchir. Le téléphone est muet ce matin, heureusement. Mon portable est en mode silencieux, je ne supporterais l'injonction d'aucune sonnerie. Et il vaut mieux que je voie qui m'appelle avant de répondre  instinctivement. Même pas envie d'un café. Et dire que je vais devoir me remettre à mes lectures quotidiennes, je ne sais pas comment je vais faire pour me concentrer. Je me surprends à guetter le courrier, ou une incursion quelconque qui donne du grain à moudre à mon impatience.

 

Le visage d'Olivier émerge de la porte entrebâillée sans que je m'en sois aperçue. Grand sourire.

-          Oh, dis donc toi, qu'est ce que c'est que ce visage chiffonné ? Pas dormi ?

A peine mes yeux levés sur lui, la porte se referme sans que j'aie le temps de prononcer un mot. Dommage. Comment rattraper mon regard incendiaire ? Je n'ai pourtant pas beaucoup d'alliés objectifs, et je suis en train de perdre un des meilleurs !

 

La matinée se traine. Ces heures qui reculent. Je viens de terminer le dossier sur l'histoire de la tapisserie, les Aubusson, Gobelins, Flandres… Je m'y perds dans tout leur jargon, c'est très technique, je ne pensais pas qu'on puisse avoir autant de différences, moi qui jusque là n'y voyais que des scènes moyenâgeuses reproduites dans des couleurs passées, je navigue entre les trames et les chaines, j'hésite entre points de couchure  et petits points,  je reconnais les cartons d'artistes. Finalement, c'est ce dont j'avais besoin. Je ne sais pas si ce manuscrit sera publiable ; il doit bien y avoir quelques spécialistes intéressés, mais de là à en faire un tirage honorable ! J'en ai oublié le courrier posé sur la petite table à l'entrée de mon bureau. J'ai même laissé passer l'heure du déjeuner. Pas grave, mon estomac a pris l'habitude de s'adapter à la situation. Même ma migraine  matinale s'est envolée. On ne dira jamais assez les pouvoirs miraculeux de la tapisserie !

 

-          Agathe, un appel pour toi. Tu prends ? Ou tu préfères que je dise que tu n'es pas là ? C'est qu'ils insistent.

Je vois bien la sollicitude de la nouvelle assistante, qui respecte au pied de la lettre mes ordres, ne pas me déranger pendant que je lis. Olivier en a peut-être aussi rajouté depuis qu'il m'a vue ce matin. Sûr que maintenant, après cette longue concentration sur le dossier tapisserie, il me trouverait meilleure mine.

-          Oh, oui, finalement, passe-le, ça me changera ; j'ai pas beaucoup arrêté depuis ce matin.

-          Fais attention à toi, tu devrais manger quelque chose. Bon, je te passe l'appel.

 

-          Madame Beauvais ? Je suis sincèrement honoré que vous acceptiez de me répondre. Je sais combien vous n'aimez pas être dérangée dans votre travail.

Cette voix rauque, parlant un français parfait, n'augure rien de bon ; trop polie, cette entrée en matière me fait oublier l'incongru de la situation : voila que je suis en train de me préoccuper de son accent indéfinissable (slave ? latino-américain ?). Ma réponse évasive l'invite visiblement à continuer. Et je me retrouve à écouter d'une oreille distraite un inconnu me débiter je ne sais quoi sur une société secrète ; ou en tout cas pour ce que j'en comprends ; impossible de me concentrer précisément sur ce qu'il raconte ; à ce rythme ma migraine va repartir de plus belle.

-          Que pensez-vous de notre proposition, Madame Beauvais ? Honnête, non ?

-          Euh…

Comment lui avouer que je l'ai à peine écouté ; ou que, si je l'ai écouté, ma difficulté de concentration m'a fait zapper son monologue, j'y ai bien picoré quelques mots, mais de là à reconstituer un discours cohérent ! Ma perplexité apparemment audible l'incite, sans attendre  ma question, à reformuler sa proposition :

-          Vous nous remettez les dossiers sur lesquels votre mari travaillait avant sa disparition, et vous aurez les éclaircissements que vous cherchez désespérément.

Mais, de quels dossiers parle-t-il ? Stéphane avait l'habitude de ranger les documents en cours dans de grandes boites à biscuits que nous conservions tout spécialement pour lui. Quand une affaire était terminée, elle constituait un nouveau carton d'archives qui allait rejoindre le petit placard, un ancien cabinet de toilette désaffecté qui lui rendait bien service. Allais-je devoir fouiller dans toutes les boites à biscuits ? J'avoue que depuis quelques mois, je passais devant la porte de son bureau en évitant de l'ouvrir ; non qu'il fût condamné, mais plutôt oublié, rayé de la carte sans rien dire ; la poussière avait dû s'y installer ! Quant aux boites à biscuits, je n'avais aucune idée, a priori, de là où elles pouvaient être. Il les changeait souvent de place. Depuis sa disparition, c'est comme si certains souvenirs s'étaient gommés d'eux-mêmes, seul moyen de supporter l'inacceptable silence.

-          Je ne vous entends plus, vous ne dites rien…

-          Vous me prenez au dépourvu ; laissez-moi au moins le temps de réfléchir, et de chercher ces dossiers. Mais vous ne m'aidez pas beaucoup, il faudrait au moins que je sache de quoi ils parlent pour avoir une chance de mettre la main dessus…

-          Là, Madame, vous en demandez trop. Dites-vous bien que moins vous en saurez, mieux ce sera pour vous et vos enfants. Les dossiers en cours. M. Beauvais devait bien avoir un classement que vous saurez retrouver, c'est tout ce que nous vous demandons. A très bientôt, Madame Beauvais, ne vous inquiétez pas, nous trouverons bien un moyen discret de vous contacter. Mes hommages, Madame !

 

Brusque clic du combiné reposé sur sa base. Je n'en saurai pas plus pour aujourd'hui.

Qu'est-ce que c'est que ce canular ? Je rêve ! Voila qu'on me fait le coup du polar ou de l'agent double ! Je me croirais dans un de ces vieux films du satellite qui occupent si délicieusement mes rares soirées de liberté. Je ne savais pas que c'était une habitude aussi largement répandue ! Mon interlocuteur me connait-il si bien pour user d'un tel stratagème ?  

 

 

………………………….

 

 

Veille de weekend. Même si je n'aime pas beaucoup en arriver là, j'ai cédé devant la tentation de mettre les enfants devant un film ce soir. L'urgence me fait oublier ma tête en vrac après l'insomnie de la nuit dernière. Qu'est-ce que c'est que cette histoire de documents ? Je ne devrais pas céder à la pression, à cette demande impérieuse, mais comment résister ? La menace sur mes enfants tient de la série B, comme la voiture qu'a vue Antonin… Y-a-t-il un lien avec Stéphane ? Je m'en voudrais de n'avoir pas tout tenté ; c'est ce que je me dis pour justifier ma curiosité. Peut-être aussi là-dessus que joue mon interlocuteur !

La porte grince, depuis combien de temps n'a-t-elle pas été ouverte ? Rendues plus visibles par la lumière électrique, la poussière et les toiles d'araignée semblent avoir trouvé un terrain de choix dans ce sanctuaire oublié. Mon regard balaie la pièce. Pas de boites. Stéphane les aurait-il rangées ? D'habitude, les boites en cours restaient toujours sorties, elles ne rejoignaient le placard à archives qu'une fois le dossier classé. Rien sur la table basse ; le bureau est bien encombré, mais pas de boites. Comme c'était moi qui gérais les affaires de la maison et des enfants, je n'ai pas eu besoin de fouiller plus tôt dans le bureau de Stéphane. J'ai dû y venir un peu, juste après sa disparition, pour trouver des papiers le concernant personnellement, puis j'ai refermé la porte, laissant le bazar sur son bureau, par nostalgie, ou colère, je ne sais plus. En tout cas, maintenant, c'est dans un drôle d'état. Par où commencer ?

Mais non, je me trompe d'objectif, mes manies ménagères me reprennent. Le rangement, ce sera pour plus tard. Les boites. Je ne vois rien dans le placard. Là, tout est bien rangé, au contraire ; les cartons d'archives bien alignés, numérotés, datés. Rien d'ouvert, pas de boites à biscuits, ni à chaussures. Je m'assois dans son fauteuil de bureau ; me glisser à sa place pour me mettre sur une piste. Je regarde de tous les côtés, rien. Ils m'ont parlé de dossiers. S'agit-il de papier ou de dossiers informatiques ? Si c'était le cas, ils auraient déjà trouvé le moyen de pirater son ordinateur à distance. Si aucune boite n'est ouverte, c'est que, soit il l'a déjà classée, mais alors pourquoi parleraient-ils de dossier en cours ? Soit il l'a mise ailleurs ; prudence ? méfiance ?

Le son de la télé monte du salon ; il faut que je redescende ; de toute façon je n'ai rien trouvé. Je m'assois et essaie de me concentrer sur les images ; les Simpson, ça devrait être à ma portée ce soir. La voix de crécelle d'Omer m'agace encore plus que d'habitude, mais passons.

-          Maman, qu'est-ce que tu cherches ? T'as été dans le bureau de papa ?

-          Oh, c'est plein de poussière, je voulais voir.

Juliette me regarde en coin, visiblement peu convaincue par ma réponse, puis se replonge dans les Simpson.

-          Bon, les enfants, est-ce que c'est bientôt fini ? Il va falloir aller se coucher.

-          Mais maman, y a pas école demain !

Je renonce ; le cri du cœur d'Antonin serait bientôt suivi, si j'insistais,  par une argumentation en due forme de sa sœur que je ne me sens pas le cœur de soutenir ce soir. La musique me sort de la torpeur qui m'avait gagnée, lovée sur le canapé entre mes deux enfants : pas rater la fin de l'épisode, sinon c'est encore parti pour une heure.

-          Bon, vous montez vous brosser les dents, j'arrive !

-          Et mettre le pyjama ; l'histoire, c'est dans ma chambre ce soir, clame Antonin !

Ma lecture est encore plus mécanique que d'habitude ; je ne crois pas qu'ils s'en rendent compte, mon habitude de lectrice me procure un détachement dont ils perçoivent essentiellement, derrière les mots de l'histoire, ce moment privilégié que nous passons ensemble tous les soirs, dans la chambre de l'un ou de l'autre. Derniers câlins, puis j'accompagne Juliette dans sa chambre.

-          Tu vas te coucher, maman ?

-          Pas tout de suite, je suis embêtée…

Qu'est-ce qui me prend de lui lâcher ça ?

-          Tu cherches quelque chose ? c'est pour papa ? t'as des nouvelles ?

Mes yeux se voilent, ma gorge se serre ; à ce rythme, les larmes vont jaillir bientôt !

-          Tu sais, maman, moi aussi je pense toujours à papa ; il va revenir, j'en suis sure.

Si la vie pouvait être aussi simple que dans la tête d'un enfant ! Pas la peine d'aller me coucher tout de suite, je ne dormirai pas ; je me déshabille quand même, et couvre ma chemise de nuit d'une épaisse robe de chambre qui va me permettre de résister à la fraicheur de la soirée. Un nouveau tour dans le bureau, mais rien de neuf. De dépit je descends à la cuisine me préparer une tisane ; ça me calmera si ça ne m'aide pas à réfléchir.

Reprenons les choses dans l'ordre, un dossier dans une boite. Mais, c'est bizarre, rien dans le bureau de Stéphane. Nous passions notre temps à lui garder toutes les boites en fer, belle aubaine pour les enfants qui aimaient bien changer de biscuits et les choisissaient souvent autant pour la boite que pour son contenu. Depuis sa disparition, détail que j'avais oublié, les enfants ont continué à manger autant de petits gâteaux, mais en optant peu à peu pour des étuis en carton qu'ils peuvent mettre au tri sélectif. Il doit bien rester quelques boites en fer dans un placard de la cuisine, mais je n'en ai pas vu dans le bureau.

Que cette tisane est amère ! Enfin, si ça pouvait me faire dormir…

Je tourne les pages d'un magazine, guettant le sommeil dans cette répétition de gestes insipides. Pas facile.

 

………………………….

Drôle de rêve cette nuit. Je courais sur une plage pour rattraper mes enfants, un peu plus grands que maintenant. Et chaque fois que je croyais m'approcher d'eux, ils accéléraient et s'éloignaient. Je me suis réveillée en sueur. Pas moyen de me rendormir après. J'ai profité de cette pause matinale avant le réveil d'Antonin, Juliette dort toujours plus longtemps, pour me lancer dans le rangement des placards de la cuisine, repoussé en général aussi souvent que projeté. Trier les boites de conserves, vérifier les dates de péremption de certains périssables, aligner les piles de vaisselle, rationaliser l’entassement des poêles et des casseroles, rien de tel, en général, pour remettre ma tête en ordre.

-          Maman, tu trouves ce que tu cherchais ?

C’est Juliette, ce matin, qui débarque la premi



05/12/2009

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