Des fils pour tisser sa vie, ou la tricoter, la tapisser, la broder...
Très tôt j’ai brodé ma vie, préférant l’entrelacs de mes mots solitaires aux pages quadrillées de l’école. « En dictée, en grammaire, elle réussira ; mais en rédaction, elle aura du mal ». Glas d’une entrée précoce en 6ème qui n’entendait pas le tourbillon d’histoires bloqué sur le pas de la porte. Image sans appel de la bonne élève sans imagination.
Alors je brodais ; une vie de rechange pour tous ceux qui avaient la chance ou la malchance de croiser ma route sans jamais savoir de quelles vies je les avais affublés ; une vie de rêves pour moi, toujours à la marge de mon quotidien, autant de temps passé à la réfléchir – fascination du miroir – qu’à m’étourdir dans une activité débordante et dévastatrice.
A l’heure des premières rédactions ratées, j’apprenais la broderie sur les bancs du lycée, comme toutes mes congénères – question de génération. Elle ne m’a pas quittée, alors que beaucoup, autour de moi, la vouaient aux gémonies. Ma rébellion s’est affirmée tôt, mais directement, elle n’avait pas besoin de symboles, et la broderie n’en a pas fait les frais. Ensommeillée parfois, elle ressurgissait dès que nécessaire.
J’aurais pu aimer le tricot, ce porteur de projet qui dévide le fil d’une pelote pour fabriquer ex imago un microcosme. Mais sa redoutable utilité le mettait hors course.
J’aime broder l’inutile, le hors champ. J’aime sourire aux passants, croiser leur regard, et appliquer sur leur silhouette, en aplats ou en contours, la vie que je leur imagine.
J’aime les passés plats ou empiétants, dont l’envers ne se distingue de l’endroit que par quelques nuances ombrées, moins vives. J’aime l’élégance du point de tige qui permet de tracer les bordures nettes d’une existence floue. Les noms de ces petits points m’entraînent déjà loin, passant et repassant sur ma toile pour remplir les creux du passé, qu’il soit mis à plat, ou empiétant par superposition.
Le point de croix m’a très tôt paru hors course. Je peux en complimenter avec plaisir l’exécution parfaite, les motifs et couleurs raffinés, pour moi je le refuse ; ce n’est pas de la broderie, c’est un point de marquage… Je l’ai pourtant essayé, à plusieurs reprises, l’abandonnant lâchement avant qu’il ne me tombe des mains.
Et je revois ces deux points qui se croisent, de bas en haut, de haut en bas, en cheminant peu à peu de la gauche vers la droite dans la régularité rectiligne d’une page d’écolier écrite à l’encre violette. La belle écriture, la minutie des petits points m’ont très tôt paru impossibles ! Allons-y donc pour une écriture illisible, autant marquer son camp très jeune.
Pas le temps d’avancer case par case sur les lignes d’une page quand les mots se pressent. Je n’ai jamais pu connaître la patience de la ligne de cahier qui file bien droit. Mes mots, comme mes points, ont toujours eu besoin de plus de rondeur. Au tracé fin, j’ai préféré le remplissage qui ne laisse aucune trame apparente.
Parce que compter ses points, c’est tendre sans relâche son esprit, ces croix qui se forment ne supportent pas d’errances ni d’absences ; l’attention qu’elles sollicitent, si proche du divin, est peu compatible avec la rêverie.
Or le terrain de l’évasion était habilement préparé par les litanies chaque soir répétées des Notre Père et des Je vous salue Marie ; les chapelets qui s’égrenaient selon un rituel indiscutable soudaient le partage familial autour de ces paroles vides qui se déversaient sans attente d’être comprises, précurseurs sans prétention du rabâchage télévisuel.
Avoir connu les chapelets, c’est savoir à tout jamais que les mots, s’ils sont méprisés et torturés, chercheront à se venger ; plus ils sont enfermés, plus ils tapent à la porte. Et noueux, lancinants, ils échappent à la ligne droite des points réguliers.
Alors j’ai préféré les passés plats, les passés empiétants, comme si l’histoire était toujours présente dès qu’il s’agit de combler le vide d’un contour approximatif. Fils de couleur se superposent, se rejoignent pour tisser un passage sans limites.
Les mots se croisent, les langues s’entrechoquent et l’esprit libéré peut laisser la main tracer ses arabesques entre le présent rêvé et le passé qui continuera longtemps à empiéter !
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