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L'objet de la famille, à suivre...

1.

Étant donné l’objet, le décrire tant son existence est primordiale. Sa longue tige coupée par une corole se ponctue d’un bouton-poussoir, il faut bien actionner les trois crochets de la pince à l’autre bout. La corole surprend par son inutilité, la pince n’en a peut-être pas besoin, mais elle y gagne en élégance. Cette même élégance orne les crochets de vaguelettes. Invitation à la finesse, au raffinement. C’était l’objet des dimanches, de quand il y avait de la compagnie. Plongée dans le sucrier, elle ne ménageait pas ses effets, la pince à sucre, relevant d’un imaginaire hors classe. Il ne s’agissait pas de faire comme les bourgeois, dont les habitudes étaient certes autres et hors de portée, mais d’imaginer un faire autrement, sortir du tous les jours.

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2.

Sortie du tous les jours, objet des grandes occasions, la pince illumine les regards des petits-enfants. « Mamie, tu me la donneras, un jour ? » « Non, à moi ! » Alors comment la promettre à l’un, ou à l’autre, tant l’envie se répand. Surtout chez les garçons, les plus jeunes des petits-enfants. Le mécanisme les fascine, vous poussez, vous attrapez un morceau de sucre, vous le laissez retomber dans la tasse, puis un autre, ils entraineraient vers le diabète tous les adultes qui les entourent en sucrant à l’infini leurs tasses de café ou de thé. Benjamins de la tribu, ils osent revendiquer une propriété qu’aucun de leurs parents n’aurait osé s’attribuer. C’est l’objet de la famille, intouchable, non déplaçable, il n’a pas de sens hors du buffet de la salle à manger de la grand-mère. Objet transitionnel, il dit l’attachement et les places dans la famille. Objet bon marché, que l’on pourrait remplacer si l’on voulait, sa valeur ne se tire que de l’imaginaire familial.

 

3.

La construction du mythe familial suppose l’objet. Sa tige est coupée par une fleur à huit pétales qui retient les doigts quand vous actionnez le poussoir. La fleur aurait pu terminer la tige. Et au premier abord, elle ne vous parait pas essentielle, vous avez vu les deux extrémités, le bouton-poussoir et la pince. Mais essayez de la prendre en main, sans la fleur judicieusement posée à deux centimètres du bord, essayez toujours de pousser, le bouton vous reste en main, ça bloque, vous avez besoin d’une prise, d’un frein pour que ça ne vous échappe pas. La pince coince les morceaux de sucre, un normalement, mais vous pouvez aller jusqu’à deux, les enfants l’ont tous fait, essayé de faire tenir le deuxième morceau. Tenter, non pas l’impossible, on y arrive bien, mais l’inattendu, l’imprévu. Et s’inscrire dans le mythe familial, la réunion de tous, les premiers nés, les derniers, qui rassemble dans ses crochets les grands écarts respectés par les générations de familles nombreuses, selon les critères en vigueur.

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4.

Mais ce n’est pas une pince à sucre, c’est une pince à glace ! Qui a le premier prononcé cette phrase sacrilège ? Et quand ? Nul ne le sait, l’épisode a été vite balayé, bien sûr que c’est une pince à sucre, une pince crabe, attestée par tous les spécialistes en arts de la table et orfèvres de tous bords. Parfois présentée dans son double usage, pince à sucre ou à glaçons, elle est devenue l’objet vintage par excellence ; si elle se vend encore neuve, la tendance veut qu’on l’achète d’occasion, chargée du poids de l’histoire. Car, qui voudrait aujourd’hui une pince à sucre pour un usage immédiat, qui aurait encore l’idée de l’utiliser ? La fascination exercée sur les plus jeunes de la famille a forcément à voir avec la conscience d’un geste suranné relégué par la mode au niveau du port de la canne pour les hommes et du chapeau pour les femmes. Ne nous y trompons pas, la pince à sucre n’était ni plus, ni moins utile qu’elle ne pourrait l’être de nos jours. Sa motivation ne pouvait être purement pragmatique, il est plus facile de prendre un morceau de sucre avec les doigts qu’avec une pince ; était-elle hygiénique, ne pas toucher le contenu du sucrier avec des doigts éventuellement pas très nets ? Il n’est pourtant pas évident que nous ayons les mains plus propres aujourd’hui qu’alors. Prenons-nous moins de sucre avec le café ou le thé ? Certainement. Entre ceux qui se sont habitués aux breuvages sans sucre, pour conserver leur gout original, et ceux qui se sont convertis aux sucrettes, se donnant ainsi bonne conscience pour ne pas se priver du dessert dix fois plus sucré que le morceau de sucre lâchement délaissé, l’usage du sucrier périclite.

 

5.

Le sucrier français est une rareté. Du sucre, vous en trouvez partout. Mais qui a adopté, et conservé, cette habitude du sucre en pierre, ces petits parallélépipèdes d’une blancheur immaculée qui ne cessent de surprendre les étrangers ? Évidemment, les modes grignotent, les cafés branchés proposent du sucre en poudre dans ces longues buchettes en papier, les écolobobos ne jurent que par le sucre brun en carrés irréguliers ; mais qu’est-ce qui marque mieux la France que la pierre de sucre ? Quand vous aurez vu un Espagnol tourner autour d’un buffet pendant cinq minutes alors que le sucre est sous son nez, vous comprendrez que, s’il connait peu la France, il ait du mal à se résoudre à plonger dans son café ces morceaux blancs difficilement identifiables. Et quand vous lui aurez dit, voire expliqué, que c’est du sucre, il n’en restera pas moins perplexe, comment du sucre peut-il prendre cette forme solide quand vous ne l’avez connu, jusque-là, que comme une poudre plus ou moins fine ou grossière, mais une poudre, pas des pierres ! De grâce, alors qu’il tente d’attraper son sucre avec une cuillère, n’allez pas jusqu’à lui parler de la pince, il frôlerait l’attaque ! Gageons que, même s’ils sucrent de moins en moins, les Français ne sont pas près de renoncer à ces petits morceaux, partie prenante de la liste de leurs péchés mignons.

 

6.

Duchamp aurait pu en faire un ready made, non un objet d’art mais un regard, un objet qui devient de l’art par le regard de l’artiste, qu’il fait porter sur un objet au demeurant très commun. La pince à sucre, notre pince à sucre, aurait-elle pu être le porte-bouteille ou l’urinoir ? Pour Duchamp peut-être, pour nous non. La relation que la famille entretenait avec elle, et qu’elle entretient probablement toujours par la pensée, n’a rien à voir avec l’art, il ne s’est jamais agi pour nous de lui donner plus de valeur que celle qu’elle avait intrinsèquement, la valeur qui nous intéressait était celle de son usage, attraper les morceaux de sucre un à un, ou au plus deux par deux, et celle de sa fonction, nous rassembler, tous. Ce qu’elle continue à faire. Du fond de son tiroir, elle observe, se cache, guette le moment propice pour se rappeler à notre souvenir. Trans et intergénérationnelle, elle n’a rien de ces objets du quotidien qui vous encombrent, que vous essayez de recaser. Elle sait se faire oublier. Longtemps. Mais essayez d’évoquer le sujet, disons plutôt l’objet, et vous verrez les yeux briller, les langues se délier, les questions surgir : « Mais au fait, elle est où, maintenant, la pince à sucre ? »

 

7.

Poli d’origine, le corps inoxydable brille. Il brille de tous ses feux, il brille par sa présence, par son absence… Poli par tant de doigts habiles ou malhabiles, il se voit danseuse en tutu manœuvrée avec grâce, il se rêve carlingue effilée traçant l’air, il se sent pilier du récit familial. Que jamais l’oubli ne vienne ! Un tel corps ne peut se flétrir, le temps n’a pas prise sur lui, c’est de là qu’il tire sa supériorité sur ses propriétaires, disons plutôt ses possesseurs puisque aucun acte de propriété n’a pu être établi. Oh, il ne joue pas de sa superbe, il accepte de somnoler, de disparaitre, de se faire oublier, momentanément, faisant le modeste. Il lui suffit d’attendre. Attendre la question qui ne manque jamais : « Mais au fait, elle est où, maintenant, la pince à sucre ? »

 

8.

« Oh non ! surtout pas », un cri pour arrêter le geste, suivi de minauderies pour l’atténuer : « T’es mignon, mais tu sais, moi je prends jamais de sucre ! ». Ce qu’elle peut les énerver, tous, son fils gardera toute sa vie la trace de cet échec, n’avoir jamais réussi à utiliser la pince pour laisser tomber un morceau de sucre dans la tasse à thé de sa mère ; malgré ses essais répétés qui a chaque fois renforçaient la convoitise : « un jour, ma mère, je l’aurai ! ». Les cousins s’y mettaient aussi, à plusieurs on y arrivera, à la faire céder. Oh, ils ont fini par réussir, lequel, personne ne s’en souvient. Mais du pouah !!! crachant le thé, oui, tous s’en souviennent, et du dégout de la tasse jetée dans l’évier… L’objet de la famille s’est affaissé, vexé, son mécanisme s’est grippé, s’actionnant difficilement, la pince ne s’ouvrait plus qu’à moitié ; on s’est inquiété pour elle, on s’est lancé dans des conjectures, est-ce réparable ? La changer, vous n’y pensez pas ! Lui aurait-on manqué de respect ? On l’a cajolée, consolée, on a lissé et poli son corps inoxydable, on a actionné lentement, très lentement, avec moult précautions, son mécanisme outragé. Et timidement, délicatement, la pince à sucre a repris son usage normal, encouragée, félicitée. On l’avait échappé belle ! « Dis, maman, la prochaine fois tu prendras du sucre, hein ? »

 



13/07/2016

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