Décristallisation
Je marche dans le brouillard d’un de ces rares jours où l’hiver se rappelle à notre bon souvenir et blanchit les arbres d’une douce pelisse lumineuse, une neige qui ne dirait pas son nom, vain espoir si rarement comblé !
Je marche en ce dimanche après-midi solitaire.
J’aurais pu sortir. J’aurais pu solliciter un de mes amants, heureux de me retrouver, il s’en serait probablement troué un de libre. J’aurais pu seulement lire au coin du feu.
Mais me voici dans le brouillard, les arbres dégivrent, leurs cristaux fondent et dégouttent, leur humidité tempère à peine le froid. La cristallisation s’épuise, bientôt ce sera l’oubli, le retour à la tiédeur, les chemins vont retrouver leur gadoue.
Quand Stendhal a imposé la cristallisation comme modèle de développement du sentiment amoureux, a-t-il envisagé la décristallisation qui la suit ? Ou plutôt la clôt.
Je rencontre un homme, un sentiment nait, pourquoi avec lui, pas avec un autre ? Savant mélange de facteurs divers et imbriqués, d’attirance physique et d’affinités intellectuelles, culturelles, sociales.
Chez moi la rationalité est totalement empreinte de sensibilité et de sensualité. Seuls les plus avisés le sentent, voient la distance que j’impose, le paravent indispensable à une sensibilité débordante. Et à l’anxiété qu’elle engendre.
La cristallisation se produit, pourquoi ? Quelles conditions sont remplies ? Une attente commune, un désir partagé, ou bien plus, une tendresse, une attention, un sentiment prend forme, sans raison.
Mais c’est là, la cristallisation se fait, une histoire se noue. Une pelisse douillette réchauffe le cœur, le rêve fait son nid, creuse son sillon, pare chaque instant de cette légèreté qui aide à vivre. Les jours s’emplissent d’un sens jusque-là inconnu, les nuits se rêvent dans la chaleur d’une rencontre prochaine, la vie est là, elle explose, elle rit, elle déborde.
Puis le doute s’insinue, quelques signaux, peut-être, mais non, je me suis trompée, j’étais trop impatiente.
Le doute s’estompe, la cristallisation reprend, c’est le bonheur d’un partage possible, à distance, mais puissant, consenti, une affection, une tendresse, une attention, j’en suis sûre, comment avais-je pu en douter. C’est la seconde cristallisation.
Puis, insidieusement, le doute revient, nouvelle étape que Stendhal n’avait pas nommée, celle de l’éloignement progressif, pas la distance des kilomètres, elle n’est rien, une autre distance, celle de la rationalité pure, qui exclut la sensibilité. Le partage se distend, la connexion même prend ses aises et joue le refus.
La décristallisation s’installe. Maintenant j’en suis sûre, je vais sortir du brouillard. Remettre de la distance, celle de l’oubli partiel, seul remède à l’anxiété morbide, laisser s’évanouir les rêves, et accepter qu’ailleurs on préfère la mièvre gadoue des chemins balisés à l’éblouissement des cristaux sur la branche.
Faire silence, admettre que les cristaux se disloquent pour que le soleil perce le brouillard.
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