Noémie, chronique d’une libération - 1.
« Bonjour et bonne année à tous ! Et je retiens cette philosophie, on laisse le mauvais derrière nous. » France Inter en fond sonore. Les vœux du président décryptés par un spécialiste de l’éloquence. « Emmanuel Macron a joué ce côté au-dessus de la mêlée : on a terriblement besoin de faire peuple dans l'unité... Pour les précédents vœux, c'était déjà l'appel à l'unité nationale. Cette fois, pour les vœux on était dans un excès de contrôle… Les grands moments d'éloquence de l’année qui se termine ont été des moments faits par des femmes… » Écoute distraite de France Inter en ce matin de 1er janvier qui a gout de gueule de bois. Et pourtant pas une soirée à se trainer jusqu’au bout de la nuit, pas de soirée du tout. Écoute distraite donc, du journal de 8h, rythme quotidien qu’aucun réveillon n’a dérangé. Si les douze coups de minuit donnent l’impulsion pour l’année à venir – ou, disons, au moins pour les deux ou trois premiers mois, c’était râpé. Autant se faire à l’idée, Noémie !
Soit elle essayait de faire machine arrière – reculer dans le temps, certains s’y sont essayé, succès aléatoire – les adeptes des mondes parallèles prétendent que cette option existe, mais avec des connaissances en physique au niveau zéro, impossible de compter sur un rembobinage.
Soit elle considérait la situation avec lucidité. Personne à qui souhaiter la bonne année à minuit, hormis la bouteille de champagne qu’elle était en train de finir, aveuglée par la housse réfrigérante qui masquait le niveau. Pas de bonne année pour elle non plus à minuit, par effet de conséquence. Le Nouvel An des illusions perdues.
Bon, là, tu te la joues, ma fille. Tu connais tout ça par cœur, Rastignac, Emma Bovary, tu as toujours pris de haut les midinettes, tu ne vas pas te la jouer roman photo. Et puis, le Nouvel An, ce n’est jamais qu’une convention de plus, devenu le moment des amis quand Noël se faisait familial. Les étrennes sont passées de mode, les cartes de vœux sur une pente férocement glissante… Tu n’aurais plus d’amis ? Tu t’y étais pris de travers, mal joué ta partie, tu te relèverais.
Et puis, la solitude, tu y es habituée, et tu l’aimes, elle te ressource, t’aide à penser. D’ailleurs cette solitude-là, de fin d’année, ne te voile pas la face, tu l’avais prévue, subodorée depuis un certain temps, même si les mots tentaient de dire autre chose. Ton intuition, ma fille, ton intuition à laquelle tu fais confiance d’habitude, et que là, durant cette période, tu as mise en mode veille ! Ce besoin que tu as de pousser les situations jusqu’au bout, pour voir à quel moment l’autre calera, parce que, sans hésitation, c’est toi qui siffles la fin ! Comme avec cet « amoureux transi » qui t’avait dégotée sur Twitter et que tu as entretenu dans son délire pendant un mois… une autre histoire, plus drôle, qui mériterait un plus long développement. Mais là, tu aurais pu t’épargner cette plongée sans bouteilles. Ne pas laisser trainer en longueur… Il y avait bien eu cette tentative de sevrage, puis ce retour en grâce auquel tu as voulu croire, de bons moments, des conditions étranges, miracle ou désastre, tu aurais pu comprendre plus vite. Si tu avais voulu.
Mais tu ne serais pas allée jusqu’au bout du processus. Au fond tu savais bien que cette histoire allait finir. Le SMS reçu en milieu d’après-midi « Bonjour, je suis à …, je rentre dans deux jours, je viens te voir sans faute au retour. Bisous » te laissait peu de latitude. C’était cuit pour trouver un plan B, il te restait ta bouteille de champagne et une bonne série pour laisser filer le temps jusqu’à minuit. Tu avais quand même eu, cette fois, à un appel en fin de journée, après ton message péremptoire, tu te rassurais. Les amis, qu’il ne voyait pas souvent, qui l’avaient appelé, au dernier moment. Il t’avait promis la veille, après un reproche, d’être parti vite, une aubaine, certainement plus envie d’être avec toi, tu le sentais bien depuis un moment, tu aurais pu tirer les conséquences toi-même, tu voulais continuer à espérer. C’était plus facile. Il viendrait le surlendemain soir, comme promis, t’écouterait raconter tes soucis du moment, n’aurait pas de regret, prétexterait les amis, un imprévu… la semaine précédente c’en était un autre, pas un mot pour mettre fin à votre relation, il t’appellerait le lendemain à midi pour te dire s’il était libre le weekend, il était possible qu’il travaille, il te remercierait à son retour chez lui d’un sms chaleureux : « … merci pour l’excellent vin et le superbe livre, bisous bonne nuit et à demain. » Tu savais qu’il n’y aurait pas d’appel le lendemain à midi, qu’il n’y aurait pas de lendemain, ta résolution de nouvelle année se mettait en place, considérer le bon en toute chose, et opposer le silence aux offenses. Donc ce serait silence.
Parce qu’il en avait fallu, du temps, pour en arriver là ! Un incorrigible optimisme finit par être aveuglant…
C’est une vie libre et libérée qu’elle avait cru choisir, Noémie. Libre de choisir ses partenaires sans mauvaise conscience. Libérée d’un couple balloté au gré des conventions sociales, déserté par l’amour et le plaisir. Libre d’instituer une vie sans contraintes, sans comptes à rendre, même si personne ne lui en demandait depuis longtemps. Libre de faire valoir ses désirs avec les hommes qu’elle choisirait. Tombé à pic, un dossier de Causette avait réveillé en elle de vieilles idées féministes un peu enfouies : Comment je suis devenue une reine du sexe[1], dans la lignée de la vague #metoo - #Lachetonporc allait plus loin sur les formes d’une sexualité assumée par les femmes. C’était un point de départ. Elle avait cru choisir une vie libérée, elle n’avait pas su. Pas si facile de casser le modèle, la tentation était grande de repartir sur les mêmes rails, reconstruire un couple. On s’était étonné autour d’elle, mais elle rayonnait, et ce nouveau bonheur lui allait si bien. L’amour. Elle avait tout fait pour le trouver.
Une stratégie imparable qui aurait pu, ou dû, déboucher sur cette vie libre qu’elle avait prévue. Et puis non. L’alchimie en avait décidé autrement. Elle avait bien sûr lu Stendhal, intégré la théorie de la cristallisation. Elle savait – théorie stendhalienne mêlée à son expérience personnelle – que l’amour ne vous tombe jamais dessus par hasard. Antonio Banderas, rencontré par hasard dans l’ascenseur, au mauvais moment, vous titillerait probablement les sens, mais vous n’iriez pas plus loin, retenue par mille préventions. Cet homme jeune, qui rêvait d’elle depuis son adolescence, revu deux ou trois ans plut tôt l’avait laissée totalement indifférente : certes flattée d’attirer un homme de moins de quarante ans, émoustillée par l’idée de reproduire l’écart du couple présidentiel, rien ne l’avait convaincue de répondre aux avances. Pour se lancer dans une aventure, même purement sexuelle, encore faut-il être disponible pour l’accueillir, accepter la rencontre. Quant à trouver l’amour, croire au coup de foudre et au ne me quitte pas fusionnel, très peu pour elle, bien trop sensuelle et rationnelle pour croire à ces fariboles !
Et pourtant, elle était tombée dedans à pieds joints. Quelques hommes rencontrés, gentils, agréables, puis celui-là, elle l’avait ébloui, il lui avait plu – ce qu’elle attendait, très peu pour elle les hommes uniquement agréables et gentils – il avait su s’y prendre avec elle pour lui faire redécouvrir ce qu’elle avait enfoui, ce qu’elle attendait sans savoir le dire. Il avait mis des mots sur les gestes, il avait trouvé les gestes, les caresses, lui avait fait retrouver le chemin de son corps. Elle lui avait donné l’article de Causette, il y avait trouvé des ouvertures, qu’elle avait déjà lues sans savoir les mettre en pratique. Il l’avait aidée à poursuivre ses explorations, elle avait des ressources immenses, oubliées, enfouies, qu’elle retrouvait à son contact. C’était bien une affaire de contact, leurs peaux s’embrasaient, elle en redemandait, devenait accro à ses effleurements, ses caresses, ses attouchements de plus en plus intenses. Sa sexualité reprenait sens, réalité, la débordait.
Et lui, que cherchait-il ? Quelle était sa jouissance, lui donner du plaisir et rester accompagnateur ? la vue plus importante que l’extase, quelques apnées, il lui apprenait à s’épanouir pour l’accueillir, râlait de tentatives ratées. Elle percevait les signes, apprenait, s’adaptait, allait plus loin, il commençait à reculer, mettre son intérêt ailleurs. Il ferait tellement pour elle, son environnement en serait métamorphosé, il s’éloignerait d’elle, de ce qui avait enflammé leur rencontre. Ils s’installeraient dans une vie de couple vouée à l’échec. Il tournerait le dos. Torts partagés. Elle aurait pu ne pas le laisser s’installer dans sa vie, elle ne l’avait pas fait, ravie du regard des autres sur cette nouvelle conformité. Elle essayait de tirer la sonnette d’alarme, il se fermait comme une huitre, revenait à ses vieux démons, fuyait sans se l’avouer ni le dire. Silence, le temps des confidences n’était pas fini, mais sur les raisons de fuir, silence.
« L’élégance des Noémie s’accompagne de douceur et de sociabilité. Inquiètes de nature, elles sont douées pour l'introspection… Les Noémie sont aussi de grandes rêveuses, des romantiques qui croient encore au prince charmant. Ainsi, la recherche du grand amour est particulièrement complexe et se solde régulièrement par une désillusion. » Quelle somme de fadaises ! Elle a bien besoin de retourner le couteau dans la plaie en allant lire ces rubriques à la noix, un prénom c’est un prénom, et ses parents n’y sont pour rien. Ou simple besoin de se rassurer, piètre justification, elle s’est perdue elle-même dans cette histoire d’avenir, d’amour absolu, personne ne l’a forcée, trop facile de mettre des histoires d’emprise partout, elle est convaincue depuis longtemps que les victimes d’emprise en ont créé et accepté les conditions. Toute Noémie qu’elle est, si elle sait analyser et poser des mots quand il faut, elle sait aussi se taire.
Une nouvelle année s’ouvre, Noémie, « Et je retiens cette philosophie, on laisse le mauvais derrière nous. » Philosophie à la petite semaine, mais finalement pas si mal pour une bonne résolution de 1er janvier, elle y ajouterait le silence à opposer aux offenses. Le silence serait réciproque, pas d’explication. À l’adieu sans insolence qu’elle lui enverrait, il opposerait l’absence. Rien à dire. Ou trop, elle ne saurait jamais ses regrets et ses reproches. Une autre année avait commencé. Elle reprenait sa liberté oubliée. Elle n’avait pas su être Lady Chatterley quand il fallait, Noémie serait Emma, séductrice et adulée, elle choisirait enfin sa liberté.
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