Le rapport de Brodeck
Il arrive parfois que la vie s’arrête sans que vous compreniez pourquoi.
Vous aviez décidé, enfin, de lire ce roman qui trainait, que vous aviez tardé à acheter, un de plus, la pile qui baisse un peu ; quoi que, celui-ci, vous aviez hésité, le précédent du même auteur vous avait demandé une 2ème lecture, comme si votre mémoire avait effacé la 1ère ; vous aviez peur de vous mettre inconsciemment en danger d’un nouveau gommage.
Et puis, cette idée d’une littérature qui bouscule, c’est bien beau, peut-être militant, mais dans la réalité, les piles de livres qui s’amoncellent la mettent plutôt en défaut.
En train de boucler un travail sur quelques grands axes de la littérature française de ces vingt dernières années, je n’avais pas l’intention de reprendre ma copie, et pensais en être à la touche finale. J’avais reculé devant ce roman, couverture bleu nuit, chez Stock, dont le nom m’avait un peu rebutée jusque-là : «Le rapport Brodeck ». J’avais cru comprendre qu’il s’agissait encore d’un roman sur la 2nde guerre, (que Philippe Claudel tire encore un peu sur la corde déjà bien élimée me surprenait, dans Les Ames grises, la présence de la 1ère guerre était plutôt d’arrière-plan).
Mais quand j’y suis entrée, c’est un peu comme si ma vie avait basculé ; prise aux tripes dès les premières pages, j’en ai perdu le sommeil, oscillé entre les larmes, le dégout, et l’admiration devant une dignité sans mesure. « Je m’appelle Brodeck et je n’y suis pour rien », l’écriture dépouillée, d’une banalité déconcertante, de celui qui parce qu’il a été rien, (ou plus, ou moins que rien » s’accroche à son nom, seule bribe d’identité qui lui reste. Arrivé enfant on ne sait d’où, accueilli et aidé par un village entier qui se cotise ensuite pour l’envoyer faire des études à la capitale (il fallait bien qu’au moins un jeune du village y aille), il sera aussi désigné par ce même village, une fois la guerre déclarée (une guerre à la fois identifiable et floue) pour servir de bouc émissaire et être envoyé dans un camp, d’où il revient, après avoir été littéralement traité comme un chien, à la grande surprise de tout le village qui avait déjà inscrit son nom sur le monument aux morts. Son destin trouve une résonance dans celui de cet étranger arrivé, lui aussi, on ne sait d’où ni pourquoi, avec qui il sent une complicité, et qui va vite se trouver en butte aux villageois qui ne peuvent pas supporter sa différence. Le rapport que Brodeck est chargé de rédiger sur lui ne sera qu’une feinte qui lui permettra peu à peu de retrouver sa dignité d’homme, et le fera quitter ce village comme il y était arrivé enfant, clamant à nouveau son nom.
Vie ordinaire, secret, altérité, ce roman condense les grands thèmes de la littérature contemporaine, dans une narration qui nous amène peu à peu, entremêlant les différentes strates temporelles, à découvrir peu à peu les différentes facettes des individus et de la collectivité, entre bonté et abjection, entre intelligence et bêtise. Je n’en sors pas indemne. Il va me falloir retrouver un peu de légèreté ou de profondeur pour pencher plutôt du coté de la bonté et de l’intelligence. Et je vais devoir conclure autrement mon travail que je croyais bouclé.
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