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La cigale et le marquis

 

« Qu’elle est belle ! » La vieille dame assise à côté de moi sur le banc ne me semble pourtant pas mue par ce besoin incessant de parler qui en pousse certains à vous apostropher dès que leur vient le moindre substitut d’idée. Des cheveux gris apprêtés en boucles régulières, un tailleur à chevrons sur un chemisier crème, un maintien qui tient lieu de carbone 14, il y a deux générations elle ne serait probablement pas sortie sans chapeau ! Je farfouille dans mon sac, l’affaire pour laquelle je suis venue se termine bientôt, je n’ai pas l’intention de rester jusqu’à la fin de l’après-midi, mon portable me guette pour traiter les urgences. Mais là, impossible même d’y jeter un coup d’œil, l’heure est trop solennelle, un silence de cathédrale accompagne la femme superbe, cachée derrière des lunettes noires, dont ma voisine suit chaque pas comme si elle lui tenait le bras. Elle m’entend bouger d’une fesse sur l’autre : « Vous ne pouvez pas partir maintenant ! » Le ton autoritaire, sans rapport avec l’allure de la petite dame, me fait oublier toute velléité de reprendre mes activités ordinaires. Je reste clouée, subjuguée comme ma voisine par la prestance de la femme qui s’avance.  La robe fourreau légèrement échancrée qui moule ses formes jusqu’au genou atteste d’un corps sans négligence, marqué à vie par le luxe. Je n’y connais pas grand chose, mais les escarpins qui terminent ses longues jambes me donnent une impression de surjoué dans cet univers plutôt porté sur la sobriété. La veste jetée négligemment sur ses épaules glisse légèrement sur son sac Jackie, toujours élégant malgré des heures de vol. Bouche bée, ma voisine la couve des yeux, si elle pouvait aller avec elle jusqu’en haut du prétoire, ma parole, elle le ferait ! Toute à son admiration, elle ne perçoit pas le mouvement des regards du public, tournés vers un homme jeune, manteau bleu marine sur une chemise blanche et un pantalon noir, cravate aux motifs cachemire peu fréquents à cet âge, qui remonte à son tour l’allée centrale. Il va prendre place à droite, sur le banc de l’accusé, sans un regard pour la plaignante qui vient de s’assoir en vis-à-vis après avoir réajusté sa veste et enfoui ses lunettes noires dans le sac à main posé à son côté. L’huissier appelle leur affaire, décline leurs identités, je ne peux plus partir, mon portable retombe au fond de mon sac, libérant ma main gauche que la petite dame à côté de moi attrape pour la serrer dans la sienne. Elle me fascine, je ne bouge plus, sa main me retient de sombrer totalement dans la sidération qui m’engloutit.

 

            Mais, qu’est-ce qu’elle croit, cette petite ? Que je vais la laisser partir sans rien dire, juste au moment crucial ? Elle s’est tenue tranquille jusqu’alors, pourtant, même avec de l’imagination, les histoires que nous venons d’entendre fourniraient une bien piètre intrigue de roman. Et là, juste au moment intéressant, elle gigote comme un lapin qui aurait voulu échapper au couteau de ma grand-mère ! Enfin, maintenant elle se tient tranquille, j’espère qu’elle a compris, en la voyant remonter l’allée, à qui elle avait affaire. J’aurais aimé qu’elle la voie, à vingt ans, la drôlesse, et même à trente, elle aurait toujours pu s’aligner, elle ne lui serait pas arrivée à la cheville. Toutes, elles crevaient de jalousie. Déjà à l’école, les garçons ne regardaient qu’elle, mon fils y a laissé des plumes, il lui a fallu du temps pour comprendre que ce n’était pas une fille pour lui, qu’elle ne resterait pas longtemps dans notre province. Quand j’ai appris qu’elle montait à Paris, j’ai eu peur, ce genre de belle fille attire tant de convoitises, si elle tombait dans les griffes d’un marlou, nous ne la reverrions plus. Mais, visiblement elle s’est bien tenue, elle revenait voir sa grand-mère qui habitait la maison d’à côté, oh, pas très souvent, mais juste assez pour que j’admire son évolution, elle ne tournait pas mal, et elle était de plus en plus belle. Grande comme elle était, et mince, même si à l’époque on n’imposait pas de ces maigreurs ridicules, elle avait réussi à devenir mannequin. Je l’aurais bien vue hôtesse de l’air, mannequin, à l’époque, c’était un autre monde ! Mais, quand elle a commencé à être en photo dans Elle, que sa grand-mère n’avait surement jamais acheté avant, et même dans le journal une fois, je me suis dit que, finalement, elle avait l’air de gagner sa vie. Sûr qu’elle devait en mettre de l’argent dans les toilettes, jamais elle n’était habillée deux fois pareil, on jasait dans notre coin, mais, au fond, je crois que les gens l’aimaient bien, pas fière. Et elle avait vraiment de l’allure, surtout en robe. Des pantalons, elle en mettait aussi, et sur elle je trouvais que les jeans faisaient moins vulgaires que sur toutes les jeunes de cette époque, mais c’est en robe que je l’ai toujours préférée. D’ailleurs aujourd’hui, elle a mis une robe, et quelle robe ! A soixante ans, se permettre un fourreau moulant sans être vulgaire, juste encore sexy comme disent les jeunes, chapeau bas, madame ! Ma petite voisine a dû sentir que j’étais sous le charme, et je ne suis pas la seule, à voir comme elle la déshabille ! Et voilà que maintenant elle dévisage aussi le fils, j’ai bien fait de la retenir, elle ne va pas regretter son après-midi !

 

« Monsieur le Président, ma cliente, que vous voyez assise ici, digne malgré la douleur qui l’accable, a beaucoup réfléchi avant de venir. Comme vous l’avez fait remarquer, elle a décidé de retirer sa plainte, et aurait pu se contenter du règlement financier qui, miraculeusement, est intervenu quand son fils a reçu la convocation pour le tribunal. Ce monsieur aurait pu atténuer les souffrances de sa mère en lui versant, dans les temps, les montants auxquels il avait été astreint par décision de justice. Il est bien regrettable que ma cliente ait dû aller jusqu’au procès pour recevoir, enfin, la pension qui lui était due. Maintenant, ce n’est plus d’argent qu’il s’agit, et puisque vous posiez la question de ce que vient chercher la plaignante, Votre Honneur, c’est un peu d’amour qu’elle vient demander, de cet amour dont elle a abreuvé son fils jusqu’à ses dix-huit ans, de cet amour qui l’a accompagnée quand, seule, elle a dû élever son enfant sans aucun soutien, de cet amour qui l’a poussée à se battre pour qu’enfin le père le reconnaisse ! La suite, nous ne la connaissons que trop, Votre Honneur, dès qu’elle a atteint son but pour que son enfant ne vive pas comme un bâtard, c’est elle qui a été lâchement abandonnée, sans même le minimum pour vivre, et sans amour. Voilà, Votre Honneur, ce qu’elle est venue quémander aujourd’hui, mais j’ai bien peur qu’elle ne reparte bredouille, tant dans ce domaine les tribunaux ont peu de compétences ! J’en ai fini, Votre Honneur, et vous remercie pour votre bienveillance. »

 

Du bruit monte derrière nous, le public réagit, la plaidoirie de l’avocat atteint son but, du moins dans la salle, une femme dans la rangée d’en face a sorti son mouchoir et renifle, elle se croit au ciné, ma parole, devant un bon mélo ! On bouge sur les bancs, on chuchote, on se pousse involontairement, le président frappe son marteau, le calme revient, il ne fera pas évacuer la salle, l’heure a l’air poignante, même si je n’y comprends rien. Pas le moment de demander à la petite dame à côté de moi, ses yeux pétillent, elle boit du petit lait, je suis bien sure qu’elle ne demandera pas mieux que de tout m’expliquer quand ce sera fini.  Le grand type en manteau bleu marine, très vieille France, se lève du banc de l’accusation et, regardant fixement devant lui, comme s’il n’y avait rien autour, se dirige à son tour vers la barre. Le fils ! Pourtant il ne lui ressemble pas, si, peut-être le maintien, mais c’est bien tout, un regard noir, dur, rien à voir avec les yeux bleus si tristes de sa mère. Faut-il qu’il lui en veuille ! Qu’est-ce qu’elle a pu bien pu lui faire ? Je me souviens d’un truc qu’on avait étudié au lycée, de Rousseau, qui se demandait comment une de ses fautes d’enfant avait pu « avoir des suites aussi cruelles », cette phrase avait dû me marquer pour que je la retienne, et là, c’est à la mère que je la poserais bien ! Voilà qu’elle fixe son fils, avec insistance, elle hésite à remettre ses lunettes noires, les repose dans son sac. « Jean, écoutez moi ! », oh, le mufle, pas un regard, il lui tourne encore plus le dos, s’il pouvait il dresserait un mur, pas un mot pour elle, je n’aurai pas le plaisir de l’entendre la vouvoyer, lui aussi. Le juge lui ordonne de se lever, il obtempère.

 

-       Monsieur, j’ai bien le sentiment de sortir de mes compétences habituelles. Comme juge je ne peux rien dans votre affaire, mais vous êtes un homme, vous avez une mère. Comment l’homme que vous êtes entend-il la souffrance de sa mère, qui ne demande qu’un peu d’affection ? Est-ce si difficile pour vous d’aller la voir, pour faire la paix, pour la rassurer, pour qu’elle sorte de cette spirale d’hostilité qui la ronge ?

-       Que voulez-vous que je vous dise ? On ne peut pas faire des procès à tire-larigot aux gens et leur demander la réconciliation. J’ai quand même le droit de rencontrer qui je veux. Si j’ai envie de la voir je la vois, si je n’ai pas envie, je ne la vois pas.

 

Oh, la pauvre, franchement si j’avais pu croire qu’un si mignon petit, l’amour de sa mère, lui parlerait un jour de cette façon ! Il était si beau, avec ses boucles brunes, un sourire à vous pâmer, quand il venait voir son arrière-grand mère, je ne pouvais pas résister à aller faire une petite visite, moi qui d’habitude n’aime pas m’imposer. Et la mamie, elle ne lui résistait pas non plus, et les gâteaux, et les bonbons, rien n’était trop bon pour lui ! Elle s’en est donné du mal pour ce petit, heureusement qu’elle n’est plus là pour le voir, elle en mourrait sur le champ ! C’est vrai que sa mère était un vrai panier percé, tout ce qu’elle gagnait passait dans les toilettes, les jouets pour le petit, la belle vie, quoi… Fallait-il qu’elle ait manqué, petite… Bon, ce gosse, elle l’élevait sans père, on ne peut pas dire que ce soit facile. Après, elle s’est mariée, sa situation s’est surement améliorée, mais je ne l’ai plus revue. Il parait que son mari est mort, il y a quelques années, décidément elle n’a pas de chance. Le reste, je l’ai su par les journaux, la maison d’à côté a été vendue, j’ai perdu le contact…

 

« Permettez-moi, Monsieur le Président, puisque j’ai la parole, d’apporter quelques précisions sur mon client dont j’ai le sentiment, à ce que j’entends dans ce tribunal, qu’on n’est pas loin de le prendre pour un monstre. Certes il est dur, aujourd’hui, à cette barre, Monsieur le Président, d’une dureté qui peut vous sembler inhumaine face à une mère éplorée. Mais, n’est-ce pas elle que l’on devrait plutôt juger ? Par nature une mère pense d’abord à protéger son enfant et à lui assurer un avenir, au lieu de jeter l’argent par les fenêtres. Elle s’était habituée au luxe, durant les quelques années, bien courtes, où elle fut mannequin. Et ce luxe, ensuite, toute sa vie, il lui a fallu le retrouver. Sans travailler. Comme si elle en avait assez fait, et qu’elle n’avait plus qu’à se laisser porter par la vie. Un travail, même modeste, et une vie moins dispendieuse, auraient pourvu son fils, mon client, de plus de chances. Il n’avait jamais demandé, lui, à naitre d’une union extraconjugale, il aurait aimé avoir un père dès ses premières années, et voici qu’il en est réduit, aujourd’hui, à payer les frasques de sa mère ! Comme s’il était riche ! Certes, il a retrouvé, trop tard, un père qui lui a laissé, pour tout héritage, un domaine viticole à l’abandon, sur lequel il doit travailler d’arrachepied, et un nom, oui, il est marquis aujourd’hui, et on a beau jeu d’en rire ! Mais ce nom, pour lui, est le lien sacré du sang, le seul lien avec ce père qu’il a à peine connu, qu’il a retrouvé trop tard pour créer une véritable relation dont il est, désormais, définitivement privé. Malgré les difficultés financières qu’il rencontre, il verse la pension injustement allouée à sa mère, par commisération pour elle, mais, de grâce, qu’on ne lui demande pas plus ! La loi peut forcer un adulte à payer pour ses parents sans ressources, rien ni personne ne peut le forcer à les voir. Cette demande est ridicule, elle frôle le harcèlement. Mon client ne demande plus qu’une chose, être tranquille pour se consacrer pleinement à ses affaires. Merci, Monsieur le Président. »

 

Non, mais j’y crois pas, pour qui elle se prend, cette avocate ? Bonjour, sa mère, j’espère qu’elle a pas besoin d’elle, aussi nulle que son marquis, je sais bien que les avocats choisissent pas leurs clients, que tout prévenu a le droit d’être défendu, et bla bla bla, mais là, ça dépasse les bornes. Je te l’enverrais faire un stage en pédiatrie, ou en service spé ados, ça lui remettrait la tête sur les épaules. Voilà que mon portable vibre, rien à faire, pas moyen de le sortir, ça le fait pas, en plein tribunal, et là le juge vient de leur demander de se lever à tous les deux, qu’est-ce qu’il va faire, un sermon ? Non, renvoi de sa décision sous deux semaines. Je voudrais bien être une petite souris pour entendre ce qu’il en dit, en secret, de ce zigoto !

 

Le jardin est beau, depuis quelques jours, les crocus et les anémones pointent leur nez, le vert revient aux branches, les hirondelles font leur retour, il va falloir faire le grand ménage bientôt, jamais ma grand-mère n’aurait transigé là-dessus, dès le retour du printemps, on brique la maison de fond en comble, maintenant je me fais aider, je ne pourrais plus toute seule, j’ai toujours voulu rester dans ma maison, mais je vis en bas, le haut est fermé la plupart du temps, alors aux beaux jours, il ne faut pas oublier d’ouvrir... La maison d’à côté a l’air bien moins nette qu’autrefois, au temps de la grand-mère ; les nouveaux sont plus portés sur les amis, les sorties, mais le grand ménage, je ne les ai jamais vus faire. Dommage que tu n’aies pas repris la maison, maintenant je pourrais m’occuper de toi, ma belle, au lieu que tu te laisses insulter par ton petit marquis ! Mais, ils sont tous partis, qu’est-ce que je fais là ? Pourtant je voulais lui parler à la petite, lui expliquer, je suis sure qu’elle n’en a pas compris la moitié, mais partie, volatilisée, ah, la jeunesse, de mon temps je ne me serais jamais levée sans saluer mes voisins.

 

« Madame, madame, je vous cherchais, vous vous êtes endormie ? Je voulais vous proposer d’aller prendre un thé. Quelle leçon de vie, comme aurait dit ma grand-mère ! Jamais sans vous je n’aurais imaginé un truc pareil, quel pourri celui-là ! A vous dégouter d’avoir des enfants ! Trop belle, la cigale ! »

 

 

 

 

 

 

 

 



04/02/2012

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