Jingle
Jingle ! Encore un mél… Le troisième de la journée, le nième de la semaine. Certes, sur la totalité de messages que je reçois, c’est maigre. Quand même. Contreproductif. Je ne les lis plus. Ou si peu. Un de temps en temps, pour voir. Au début je répondais. Puis j’ai espacé. Ne pas couper le fil sans me laisser engluer, emporter. Ce qui me vaut de figurer dans ses différentes listes de diffusion, les courtes, à cinq destinataires, les longues, où je me retrouve mêlée à des tas de gens que je ne connais pas. Ou que je connais et je me passerais bien de cette publicité. En général, je coupe très rapidement les envois circulaires, j’envoie dans les spams ou je demande à être désinscrite. Plusieurs l’ont fait ces derniers jours, au prétexte d’une adresse professionnelle qui n’a pas à recevoir ce type de courrier. Moi je reste. Fidèle à son délire. Va savoir pourquoi !
- Allo, Nadine ? Comment tu vas ?
- Ça va, ça va…
- Écoute, j’ai hésité à te déranger…
- Mais non, Pierre, tu ne me déranges jamais, tu sais bien…
- Oh, ta gentillesse te perdra. N’en fais pas trop quand même…Tu sais que je m’inquiète sérieusement pour Julien.
- Ah, toi aussi !
- Oui, je suis passé le voir, il est encore barré dans de nouvelles recherches, il ne bouge pratiquement plus de chez lui, et comme chez lui ça se résume à quelques mètres carrés, tu vois le genre, la journée sur l’ordi ou sur la télé, enfin, la journée, une partie de la nuit, plutôt, tu connais son rythme.
- Toutes ces heures perdues, pour nous inonder ensuite !
- En fait, avec lui, je parle le moins possible, j’évite d’entrer dans son jeu, je le laisse parler. Faut dire que c’est facile, tu le branches et tu laisses dire.
- À condition de pouvoir débrancher.
- Oh, tu sais, au bout d’un moment je n’écoute plus, ou n’entends plus… Il m’a avoué qu’il sortait de moins en moins, il préfère se reclure pour continuer à explorer.
- Et nous abreuver ! Obsession, quand tu nous tiens… Au fait, il faut qu’on parle de ce projet…
- Oui, c’est pour ça que je t’appelais …
Jingle ! Cascade de méls. Un très long. Deux courts. Le long, je survole, quelques mots attrapés, une phrase, une autre, mes yeux se brouillent, mon dos me rappelle à l’ordre. Ne pas forcer sur l’écran. Changer de position. Les courts, j’en lis un, en entier. Effarée. Ma tête va exploser. Des vagues d’irrationalité dans une construction rationnelle. Des pelletées de clichés fichées dans une connaissance historique rare. Une intelligence fine peut-elle cohabiter avec autant d’insanité ? La susciter ? La provoquer ? Mes globes oculaires sont douloureux. Temps de m’éloigner. Aller prendre l’air, marcher, courir, élargir mon champ.
Le dos calé par quatre coussins, Julien rafistole ses couvertures. Son lit, qui fait aussi office de fauteuil, de divan, de bureau, de support de plateau-repas, penche bizarrement du côté de la fenêtre. Un ordinateur portable, en équilibre instable, menace d’entrainer dans sa chute dossiers et livres accumulés à la va-comme-je-te-pousse. La télé est allumée, c’est l’heure de C dans l’air, la première des heures de diffusion, il se réserve toujours une deuxième chance, au cas où. Il attrape la plaque de chocolat sur la table basse, impossible de résister, malgré ses grandes résolutions. L’alcool, non, il essaie d’éviter, mais les douceurs sucrées, ça le tient. Les échanges s’annoncent incisifs dans le C dans l’air d’aujourd’hui, explosifs peut-être, c’est ce qui lui plait, les gens qui s’écharpent, surtout quand un des bretteurs le fait sortir de ses gonds, comme cela risque d’être le cas, je le vois bien. Dès que je lis le programme de cette émission que je regarde peu, je pense à lui, noyé dans son studio minuscule entre sa télé et ses dossiers en cours.
La télé pour les débats, dit-il. Vite dit. Je connais peu de gens aussi inaptes au débat que lui. Il part sur un thème, pendant des jours, des mois, une découverte en amène une autre, ses recherches l’entrainent, l’embarquent, rien ne l’arrête. C’est son sujet. Il sait tout. Vous pouvez tenter de discuter, vous ne l’atteindrez pas. Demandez-lui des éclaircissements, des explications, vous recevrez des pages et des pages, dans lesquelles vous vous noierez à votre tour si vous tentez de les lire. Alors vous ne lirez plus. Quand vous parlerez, il s’étonnera que vous lui posiez encore cette question, à laquelle il avait répondu, dans tel message…
Débattre, je m’y entête. Je réfléchis pendant des heures, seule, en courant, en marchant, les idées prennent forme dans ma tête, je cisèle mes arguments. Imparables. Inattaquables. Le débat s’engage intérieurement entre moi et ce que j’imagine que pourrait être lui. Un lui qui écouterait. Qui entendrait. Qui répondrait par des arguments emboités. Une pensée s’élaborerait, collective, ordonnée. Ça m’occupe. Si j’enregistrais tous ces débats intérieurs, j’aurais de quoi publier un nombre de livres à augmenter dangereusement la déforestation ! Et patatras, retour sur terre, mes plans se cassent la figure, boiteux emboitements ratés.
Jingle. Un message long. « Regardes-tu C dans l’air ? … »
Je laisse filer. Je parcours le message. Poubelle. Quand j’aurai le temps, ou l’énergie, je mettrai de l’ordre dans ma boite. En attendant je reprends ma lecture. Mon obsession de lui faire comprendre qu’il a tort attendra. Rien de tel qu’un bon roman pour relativiser.
« C dans l’air, non ! Cette histoire me fatigue. Aucun intérêt. Question manipulation, je te dirais plutôt de lire L’amour et les forêts, de Reinhardt. Mais tu ne le feras pas. La littérature te fait trop peur, la fiction surtout. Tant pis ! » Jingle. C’est parti.
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