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Jennifer et Clément sont-ils solubles dans le couple ? Pratiques culturelles et inscriptions sociales…

Pas son genre, film de Lucas Belvaux

(Avril 2014, Emilie Dequenne, Loïc Corbery…)

Bande-annonce

 

Dans le cinéma d'art et d'essai de Poitiers qui passe le film de Lucas Belvaux, on arrive à l'heure, le film commence tout de suite. Arriver en retard, ça ne se fait pas ; genre je m'achèterais du pop-corn, ça ne se fait pas non plus, on ne mange pas dans la salle ; genre je ferais du bruit en cherchant une place dans le noir, ça ne se fait pas même s'ils ont zappé la pub dans ce ciné ! Pourtant il y a du monde en ce milieu d'après-midi (fait rare en province où, comme dans le film, le cinéma est plutôt une sortie du soir), et un groupe de jeunes filles, vertement rappelées à l'ordre apprend à ses dépens ces règles implicites. Pour qui sont-elles venues, pour Clément qu'elles trouvent si mignon et qui les fait rêver à d'autres idéaux, ou pour Jennifer en qui elles aimeraient se reconnaitre ? Une fille pas bête, cette Jennifer…

 

Dressons le tableau.

Clément, bien connu dans les cénacles parisiens, ne croit pas au couple. Déjà publié, il écrit sur l'éros, et vient d'être rejeté par sa compagne qui ne supporte plus un amour sans engagement. Très Parisien, il voit le monde s'écrouler quand il est nommé, pour son premier poste de prof de philo, dans un lycée d'Arras. Mais attention aux déductions hâtives, Lucas Belvaux ne fait pas un remake bobo de Bienvenue chez les ch'tis ! Clément est très bien reçu à Arras, par sa collègue de philo qui vient le chercher à la gare et le guide, par le proviseur qui lui groupe son emploi du temps, ce qui lui permet de ne passer que deux nuits dans un hôtel que l'on aurait pu imaginer d'un standing inférieur. Et si les classes qui lui sont attribuées, pas les meilleures (marché accepté pour son emploi de temps groupé) lui donnent un peu de fil à retordre, on est loin des situations extrêmes.

Jennifer, prononcer djenifeur à l'anglaise, est la joie de vivre incarnée, elle réveille son fils en chantant, elle s'entraine au karaoké avec ses collègues et amies, elle papote et sourit avec les clientes. Elle court beaucoup, pour emmener son fils à l'école, pour attraper son bus qui l'emmène au centre ville vers le salon de coiffure où elle travaille, pour participer glorieusement au karaoké du samedi soir, et elle rit aussi beaucoup. Jennifer est une Arrageoise fière de l'être, et heureuse de la vue dégagée sur la ville et ses alentours qu'elle a depuis son appartement de périphérie, bien situé puisqu'elle a tout à côté, école, supermarché, bus…

Clément et Jennifer n'avaient rien pour se rencontrer. Ni leurs prénoms, purs marqueurs sociaux, ni leurs pratiques culturelles, il ne connait pas plus Jennifer Aniston qu'elle Kant, ni leurs conceptions de l'amour, Jennifer ne se laisse convaincre que peu à peu, pas question pour elle d'amourettes sans lendemain, elle croit au couple. Et lui n'est que deux nuits par semaine à Arras. Elle aime lire, seulement des histoires, elle engloutit L'Idiot, de Dostoïevski, qu'il lui a laissé avec son prénom et son téléphone en page de garde, philosophe sans le savoir avec ses mots à elle, genre, sur la beauté. Il la traite de kantienne, lui offre La critique de la faculté de juger (hésite à ajouter son propre livre, puis renonce) qu'elle ne peut pas lire, mais il ne le lui avait pas offert cet ouvrage pour qu'elle le lise, juste comme un cadeau : inconscience ?

Et il se laisse appeler "chaton"…

La première crise ne vient pas de ces détails, mais, comme avec ses autres femmes, du reproche d'une forme d'indifférence, de son refus de l'engagement, du couple. Ils s'éloignent, se retrouvent, il semble prêt, pour la première fois, à aller plus loin, à rester plus longtemps, il l'accompagne au karaoké du samedi soir où il finit par "se lâcher" comme dit Jennifer, et comme pourraient bien dire ses élèves dont il serait étonnant qu'aucun ne fût présent à cette folle soirée arrageoise… Ses amies à elle commencent à les voir comme un couple, ils ne se cachent plus…

Jusqu'à ces deux "détails" qui signent la fin du film. Il l'accompagne au Carnaval, ils suivent les Géants, rient, s'amusent, rencontrent la collègue de philo de Clément, regards subtils éperdus de remords. Elle lui offre un livre, à son tour, Anna Gavalda qu'il ne connait pas, fait un tour dans la librairie, découvre en bonne position sur les tables son livre à lui, qu'il ne lui a pas offert, et dont il n'a jamais parlé…

La fin, la seule possible peut-être, laisse les cartes dans les mains de Jennifer qui, après une prodigieuse sortie de champ, sanctionne l'impossibilité d'une exogamie intellectuelle et culturelle.

 

            Mon groupe de jeunes filles avait raison de croire en Jennifer qui, avant de la congédier, engage sa baby-sitter à bien travailler à l'école pour avoir toutes les chances de pouvoir choisir. Se sont-elles demandé si Pas son genre est un film à pop-corn ou non, selon les théories de leur héroïne ? Ça ne se fait pas, non plus, dans un cinéma d'art et d'essai, de partir avant la fin du générique. Certains l'ont fait sans être tancés. Dommage, pourtant, de ne pas laisser dérouler la chanson magnifiquement interprétée par Émilie Dequenne, et qui n'est pas seulement une bluette. Mes jeunes filles ne s'y sont pas trompées, elles sont restées jusqu'au bout, pas seulement pour ne pas sortir dans le noir, l'implicite a aussi besoin d'éclairages…

 



10/05/2014

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