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Épilogue par temps de confinement - Déjà tard, fin

Épilogue

 

 

Quand tout ce petit monde[1], il y a trois mois, a pris le chemin de la maison pour une durée prévue de deux semaines, il s’est plié sans rechigner aux consignes de distanciation sociale. Mais, le confinement plusieurs fois prolongé, l’accueil des mesures de déconfinement progressif est à présent nettement plus froid sous le ciel clair et pur. À Paris, le petit monde a éprouvé le silence des oiseaux, et dans les quartiers des monuments les gens ne se sont plus massés dans les rues. Ceux qui s’y sont risqués considèrent avec moins de curiosité que de circonspection sinon de franche antipathie les vélos qui occupent la place habituellement dévolue à la circulation routière, mais quelque chose leur dit qu’on ne plaisante pas, que ce n’est pas le moment de la faire voir, leur sympathie réaliste pour l’automobile qui reprendra bientôt ses droits.

 

Juliette n’a pas rejoint ses collègues car elle a beaucoup d’autres choses à faire. D’abord, ayant quitté depuis quatre mois l’entreprise où la bienveillance n’avait pas eu les moyens de la maintenir, elle s’occupe chez elle d’elle-même, elle ne plaisante plus avec son état intérieur. Puis, quand elle sort de la maison, c’est pour cultiver son jardin, elle a lu Candide, vague souvenir de lycée, dont la devise finale : « Oui, mais il faut cultiver notre jardin » la guide comme apprentie de la vie. Enfin, quand elle a fini de sarcler ses carrés de radis, laitues, tomates, quand elle déclare forfait face à la scrupuleuse sauvagerie des mauvaises herbes, elle donne un coup de main, plutôt un coup de pouce, à son jardin intérieur qui n’a rien d’un jardin d’agrément. Bercée par le leitmotiv « Restez chez vous » seriné comme un mantra par toutes les ondes qui parviennent jusqu’à elle, Juliette décide de consacrer les premiers mois de sa trente-cinquième année à un repli sur soi nécessaire pour ne pas laisser les remords assaillir son ego. Sa détermination est solide et son rythme indolent, selon le soleil. Et le soleil, aujourd’hui, est insolent. 

 

Arrivé d’Asie, le coronavirus s’établit donc tranquillement, d’abord réfugié dans quelques villages provinciaux où il s’oublie. Débarqué du bout du monde, Antoine a suivi discrètement la trace de Juliette, précédé du virus ; infectieux et itératif, il sait aussi l’être. Sans l’épidémie, encore circonscrite en Extrême-Orient, il y serait resté. Une fois rentré, il est revenu à sa distraction préférée, la pister et la piéger, elle aura beau faire, elle n’y peut rien, elle lui appartient. Antoine l’a retrouvée dans la petite ville où elle se cache. Il s’est juste montré, gentiment. Son patron l’a gentiment adopté, comme son projet de trouver une promotion pour Juliette. Facile. 

 

Elle se retire dans sa maison dès fin février. Elle quitte la famille de Géraldine et la remercie pour son accueil à la sortie de la clinique. Ils se sont acquittés de leur tâche, assignée par le médecin, avec une gentillesse de famille parfaite, elle est rassurée mais a besoin d’autre chose. Le rendez-vous par l’entremise de son amie l’a beaucoup fait rire, cet homme si empressé, elle s’est aussi sentie prise dans un engrenage, le rythme trop rapide, la pression trop forte d’une normalité lisse et crispante. Elle rentre alors chez elle, ce chez elle récent, investi seulement comme refuge de sa fuite disciplinée. Elle s’installe, avoir un intérieur prend du sens, une maison à soi. Elle craint toujours le virus Antoine, il saurait où la trouver, elle ne faiblit pas, fonce avec un aplomb désarmant dans sa nouvelle vie. Elle court, elle continue la méditation de ses débuts campagnards, mais en plus elle court. Tous les jours. Son pas s’allonge, et son parcours quotidien, réguliers de concert.

 

Le virus se répand. De villages provinciaux qui se comptent sur moins que les doigts d’une main, il poursuit sa course et circonscrit de plus en plus large. D’abord des foyers épidémiques, clusters lointains minorés, le désastre à l’étranger, banalement méprisé, des scientifiques s’alarment, ils sont contredits. Il faudrait dépister, les tests ne sont pas fiables, et on ne les a pas, il faudrait des masques, les stocks n’ont pas été reconstitués, on ne les pas, ils ne servent à rien, il faudra des respirateurs, des lits d’hôpital, on les compte, c’est risqué, il faudra isoler les malades, éviter la contagion, on isole tout le monde, le pays s’arrête, c’est le confinement.

 

Juliette suit les nouvelles de loin, elle ne sort pas plus ni moins qu’avant. Elle continue son entrainement, elle court, trouve dans son parcours quotidien l’énergie de son dégel intérieur. Une régularité stricte rythme ses jours. Elle entend l’annonce du président, c’est la guerre, elle n’y prête pas attention, sa guerre elle l’a déjà menée, elle en sort, elle veut y croire. Elle entend : Restez chez vous, elle n’avait pas l’intention de sortir, elle avait devancé cette vie retirée, elle s’y plait. Des nouvelles de la ville, du pays, lui parviennent, à peine, elle appelle Géraldine régulièrement, histoire de ne pas perdre la parole, et pour la rassurer, inversion des rôles. Elle court le matin, cinq kilomètres, puis huit, puis dix. Elle entend la limitation des sorties sportives à une heure et un kilomètre, la dédaigne, personne ne pourrait la trouver dans ses chemins creux, aucun gendarme, aucun virus. Pas même le virus qu’elle craint le plus. Elle pense à lui tous les jours, bien plus nocif et létal que la pandémie qu’elle peut regarder de haut, pas lui. Elle ne se demande pas s’il va débarquer dans sa vie en reconstruction, elle se demande quand et comment. Elle s’y prépare, tourne ses phrases et ses armes dans sa tête, elle apprend de sa défaite.

 

Le virus continue sa progression. L’annonce rythme les fins de journée, décompte quotidien des morts, des malades en réanimation, des lits encore disponibles. Le pic n’est pas encore atteint, disent les spécialistes, les sérieux qui disent humblement apprendre chaque jour de cette maladie nouvelle et donc inconnue, les beaux parleurs qui surfent sur la vague médiatique sans aucun scrupule scientifique. On a peur pour les vieux, à la mort facile, on les isole, ils se meurent de solitude. Les moins vieux ont peur d’être vieux, d’être englobés dans une gangue de protection pernicieuse. Les plus jeunes ont peur pour leurs enfants, épargnés, pour leur avenir, éteint, pour leurs parents, un peu ou très vieux. Tous les soirs, à vingt heures précises, ils se mettent aux fenêtres, aux balcons, pour applaudir les soignants, ces héros, et saluer leurs voisins, maigre semblant de vie sociale. Ils s’informent des cas qu’ils connaissent, leurs proches, malades, testés ou non, hospitalisés, là c’est sérieux. Le virus progresse. Il est arrivé d’Asie, probablement, comme Antoine, qui pourrait bien l’avoir rapporté. À moins qu’il l’ait attrapé à l’aéroport au retour. Quand Juliette a été hospitalisée, personne ne s’est demandé pourquoi il avait soudain disparu sans ressurgir. Réanimé, intubé, un des premiers cas de la région, il a fait la une de la presse locale. M. Marshall s’en est ému, a pris de de ses nouvelles, et s’est bien gardé d’en informer Juliette.

 

Juliette suit les nouvelles de trop loin pour savoir. Elle court de plus en plus. Elle s’inquiète de moins en moins. L’absence d’attaque immédiate fait oublier la menace, la relègue au second, puis troisième plan. Elle plane, puis flotte. Juliette repense à ce qu’elle a vécu. Elle retourne les faits, les triture, les remet d’aplomb. Elle trouve l’aplomb, le droit fil. Elle entrevoit, derrière cet isolement général qui paralyse le pays, un espoir de renouveau. Elle entreprend de croire définitive la disparition de son oppresseur, elle force sa superstition, si je n’y pense plus il n’existe plus. La menace s’efface, presque. Le téléphone sonne, elle sursaute. La superstition revient, si c’est un numéro masqué, je ne réponds pas, un portable, qu’elle ne connait pas, elle hésite, la sonnerie insiste, elle tergiverse, il n’aurait jamais sonné aussi longtemps, habitué des sonneries courtes à répétition, elle décroche, la voix coupée : 

-       Allo, c’est Thierry, je voulais savoir comment tu vas, si ce n’est pas trop dur…

La machine à café, un frôlement de mains, quelques mots sensibles, entendus, un regard brun, ténébreux…


[1] Cf. Jean Echenoz, Courir

 

 

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18/06/2020
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