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Déjà tard

Déjà tard. Elle aime se réfugier tout là-haut, pendant des heures, seule. Un grenier, son grenier comme elle l’appelle. Même si c’est plutôt le haut d’une tour, qu’elle rejoint grâce à plusieurs volées de marches qui ont vécu, bien vécu. Son esprit s’envole, rejoignant les anges qu’elle n’a pourtant jamais vus, même de là-haut. Elle a du mal à y croire, à ces histoires d’anges, d’esprits. Si elle va là-haut, dès qu’elle peut, c’est plus pour oublier, se retrouver, elle, sans intermédiaire. Elle n’a pas besoin de ces racontars de son enfance, croquemitaines et autres peurs, elle a bien assez de fantômes dans la tête. Pas de larmes, plus de larmes, tout cela, c’est fini. C’est une autre époque. Le calme s’est installé en elle depuis qu’elle a trouvé ce refuge.

 

D’habitude elle y va plus tôt. Elle essaie de s’organiser dans ses horaires pour avoir du temps, son temps à elle où elle monte, se ressource. Elle pense souvent à cette rengaine, je monte me ressourcer, un oxymore de première, elle aurait plutôt cherché la source dans la terre, dans les tréfonds, mais près des étoiles, elle n’aurait pas imaginé. Et pourtant, c’est bien cette rengaine qui s’impose à elle quand elle prend l’escalier.

 

La porte est lourde ce soir. Une porte si bringuebalante d’habitude, là elle est de plomb. Personne n’est venu la renforcer dans la journée, elle n’est pas moins bringuebalante, juste plus lourde, comme si l’heure tardive l’avait plombée. Elle la pousse, un peu plus fort, assaillie par des bouffées chaudes, son estomac se crispe, elle repousse le châle dont elle a pris l’habitude de se couvrir le cou et les épaules quand elle monte. L’escalier est sombre, déjà tard, les petites lucarnes carrées ne lui apportent qu’une lumière pâle. Elle écoute. Sans être sûre. Un bruissement furtif, comme un pas qui glisserait sur une marche à laquelle il n’est pas habitué.

 

Mais non, elle se trompe. La porte aurait grincé, et malgré sa pesanteur exceptionnelle elle a pris soin d’enclencher le pêne. Son oreille s’aiguise à tout et à rien. Ça ne bruit même pas que de lointaines alarmes lui affolent déjà le cœur. La gomme de sa semelle gauche se plaque sur l’avant-dernière marche, plus moyen de bouger, comment une chaussure aussi légère, une seconde peau à lacets fins qu’elle porte depuis des années dans différentes couleurs, peut-elle tout à coup peser des tonnes ? Son pied droit se recroqueville, en suspens, il va bientôt tenir dans du 34 ou se dissocier de son jumeau. Écartelé par ce semi-équilibre, son dos se voute, jaugeant ce moyen de retrouver un brin de raison. Franchement, un son aussi ténu, à peine esquissé, imaginé peut-être, il lui en faut plus d’habitude pour la mettre aux abois…

 

Elle se ressaisit, son pied droit retrouve sa longueur, et son appui sur la marche, contrepoids efficace qui redonne vie à son pied gauche, la semelle de gomme retrouve sa légèreté habituelle. Ses cervicales se déplient, lui ouvrent la perspective de son arrivée imminente, la porte est là, presque là. Elle se rassure, elle arrive, enfin son repaire, pour une bonne heure de sérénité, ou plus.

 

Ça ricoche dans l’escalier, un caillou, un bout de mur qui se détache, ça gamberge vite dans son cerveau, ça se raccroche à une bribe d’explication plausible, si jamais ce bruit rond de bille qui dévale était naturel, n’avait rien d’inquiétant. Si jamais elle ne l’avait pas vraiment entendu, s’il n’y avait jamais eu qu’un bruissement ordinaire, rien à voir avec un glissement de pas, et si quelqu’un la suivait – pour quelle raison ? – franchement, ferait-il tomber une bille avec le risque que son retentissement certain signale sa présence… Les menues contrariétés, accumulées toute la journée, l’auront rendue nerveuse. Elle le voit bien, désormais, être retardée dans sa retraite quotidienne aussi nécessaire que les besoins physiologiques lui fait courir des risques. Mais quand même ! A-t-elle atteint le niveau d’anxiété où le moindre crissement déclenche les turbulences ? Elle croyait le seuil plus haut.

 

Elle y arrive, à la porte. Son refuge est à deux pas, qu’elle n’a plus qu’à franchir. Facile. Ouvrir la porte, et se trouver immédiatement immergée dans l’atmosphère cotonneuse du crépuscule. Pas besoin d’allumer, son recueillement quotidien se satisfait d’une faible lumière diffuse, il la préfère même. Elle n’a qu’à ouvrir, entrer, et refermer la porte derrière elle. Et gagner sa tranquillité bien méritée. Elle respire, longuement, sa poitrine s’élargit, son ventre s’apaise.

 

Oui, mais si elle ferme, elle n’a plus d’issue. Même fermée à clé, elle n’a aucune certitude que cette serrure plutôt légère résiste à une irruption un peu brutale. Plus d’issue, elle s’enfermerait à l’intérieur. Et de là-haut, pas question de se risquer à un saut périlleux, sinon mortel, il la laisserait handicapée pour le restant de ses jours.

 

Pas d’issue. Sa terreur enfantine lui remonte à la figure avec des bouffées de chaleur, cette peur de vivre dans une maison où il n’y aurait qu’une porte, d’où elle ne pourrait pas sortir en cas d’intrusion par l’unique entrée. Elle a pu vivre, adulte, dans des bâtisses improbables, réputées inquiétantes pour beaucoup de ses amies, elle leur a toujours semblé un peu trop téméraire, mais si l’habitation avait plusieurs portes, elle pouvait circuler sans peur et y installer cette atmosphère de sécurité qui lui a toujours été enviée. Mais vivre dans un appartement avec une seule porte, là non, la plus grande terreur de sa vie a été un neuvième étage où elle a dû éconduire un « visiteur » qui, heureusement, n’a pas dû percevoir une faiblesse dont il aurait pu user pour voler le peu, bien peu, qu’elle avait à l’époque.

 

Toujours ménager une issue. Elle laissera entrebâillé, elle entendra mieux ce qui se passe plus bas, et pourra toujours descendre quatre à quatre ces marches qu’elle connait parfaitement une par une, mieux que quiconque pourrait la suivre. Sa sérénité est à ce prix, elle n’a jamais fermé à clé de l’intérieur, dans son grenier, ce n’est pas maintenant, avec les nerfs tendus, qu’elle va commencer.

 

Elle entre. Elle n’aurait pas pensé, cinq minutes plus tôt, que c’était si facile. Elle entre, et la lumière cotonneuse se diffuse dans ses yeux, son front se dilate. Plus de peur que de mal.

 

Un bruissement ténu, à nouveau, un pas furtif, malhabile, mais est-ce vraiment un pas ? Son estomac se rétracte, l’alerte dans ses oreilles envahit tout, le cri que tente sa gorge s’arrête net. Ça se rapproche, un frôlement, un glissement, un feulement. Ça lui jaillit dessus, elle hurle, ses jambes nues sont heurtées par une masse qui se fond bientôt en une douceur soyeuse.

 

Une fourrure se love contre son pied gauche, un chat, qui aura trouvé un interstice dans la porte du bas, elle est méfiante pourtant ; des chats, dans les environs, il y en a plusieurs, qui viennent régulièrement flairer les restes et crever les bouteilles de lait. D’habitude, ils n’arrivent pas à franchir la porte d’entrée, elle a dû rester légèrement entrouverte, il faudra qu’elle aille vérifier quand elle redescendra. En attendant, elle se penche vers le félin, pas bien gros, plutôt du style chat de gouttière gris tacheté, le corps fin et élancé. Il tremble, de peur. D’un rire sonore, elle le soulève, le rassure, puis le libère pour qu’il redescende tranquillement retrouver le grand air auquel il est habitué. Tranquillement, ce serait mal connaitre les zigotos de son espèce, il gicle hors de la pièce aussi violemment qu’il y est entré et se glisse déjà dans l’entrebâillement de la porte du bas qu’elle n’a pas eu le temps de reprendre son souffle.

 

Plus de peur que de mal, bis repetita… Le jour continue de décliner, assez de temps perdu avec ses terreurs d’opérette, elle place son petit banc au milieu de la pièce, prend quelques longues inspirations en s’étirant debout, puis s’y installe, dans sa posture désormais quotidienne, que le temps a rendue plus aisée. Les yeux mi ouverts sur la pénombre qui laisse à peine passer quelques trainées de rouge et des lumières lointaines, elle se laisse aller à sa méditation. Les pensées flottent, la montée de l’escalier se mêle aux incidents de sa journée, le chat vagabond à son chef vindicatif qui n’a pas supporté qu’elle soit promue, ses yeux fixent un coin du grenier, pas directement sous les fenêtres, comme elle a l’appris durant son stage, son esprit dérive au gré de sa rêverie, la raison cède et ouvre les vannes du mental positif. Elle sautille sur les marches en sifflotant, une douce mélodie se répand dans son corps, depuis le sommet de son crâne jusqu’à ses orteils, une armada de chats ronronne autour de ses jambes, leur fourrure la chatouille délicieusement, les feulements se fondent dans des bruits de pas, légers, puis plus appuyés, comment ces animaux peuvent-ils se déplacer, pas bruyamment, ce serait excessif, mais à pas plus pesants que ceux auxquels ils nous ont habitués ? Le chat de sa grand-mère, un siamois aux grands yeux bleus, avançait en glissant presque, elle l’entendait à peine et ne devinait pas qu’il la suivait, jusqu’à ce qu’il se jette sur elle de ses cinq bons kilos. Une lourde masse soyeuse sous une déambulation silencieuse. Sa grand-mère ne s’est jamais consolée de sa mort subite, et dans la famille, ensuite, personne n’a plus eu de chat, par fidélité à cette douleur ancienne.

 

Alors, elle connait peu les chats depuis, tout juste évite-t-elle de retenir les matous errants qui trainent dans la campagne, elle s’était laissé aller, à ses débuts dans cette maison, à leur donner quelques restes, elle a vite compris qu’il valait mieux renoncer, et les chasser autant que possible si elle ne voulait pas transformer son jardin et sa cuisine en colonie indomptable. Des pas rappellent leur présence, parfois, pas furtifs, moins appuyés que ce soir. Sa peur l’aura mise aux aguets, son oreille exagère, encore. Fixer le coin de la pièce, la lumière flottante s’est obscurcie, trop tôt pour les étoiles. Ça grince dans l’escalier... Bon, désormais, penser à fermer la porte du bas. Faire le vide, prendre de la distance, couper avec le quotidien, sa séance a pris la tangente avec cette histoire de chat, revenir en elle-même, se concentrer, ne pas chasser ce grincement mais l’intégrer, le circonscrire, le rendre inoffensif. Sa tête se vide, la suavité de la pénombre dépose sa quiétude.

 

Frottement contre le mur, le crépi rêche râpe quelque chose, une sensation qu’elle connait bien, quand elle passe trop près et que ses manches tâtent le rugueux au-dessus de la main courante. Glissement vers son champ de conscience d’un pas peu assuré, flottement, le mur se gonfle, se rétracte, s’arrondit, ça tangue là-haut. Fixer le coin de la pièce, éloigner les pensées néfastes. Laisser flotter…

 

On gratte à la porte, on toque presque, ou alors si doucement, on hésite. Les pas se précisent, ils montent les dernières marches, elle n’a pas rêvé, son imagination n’a pas pu s’emballer à ce point, elle n’a pas pu tout inventer. Les pas s’avancent, se posent, plus surs, les coups à la porte, discrets, se confirment. Elle sort de sa torpeur, ses yeux s’ouvrent plus grand, ses jambes se dégagent du petit banc. Poings crispés, elle se redresse, la gorge bloquée. « Tu es là ? » Cette voix, sa voix… « Tu es là, Juliette ? »

 

La porte s’ouvre, c’est lui, toujours baraqué, les cheveux en arrière, blouson de cuir sur un jean et un tishirt. Elle le fixe, médusée.

-       Comment tu as fait ? Tu m’as suivie ? 

-       En quelque sorte… à distance…

-       Mais… tu étais parti… loin… je croyais… parti…

-       Parti, oui. Loin. Mais je t’ai toujours suivie, à distance. Je ne pouvais pas te laisser comme ça… vu ce que tu m’en as fait baver…

-       Et tu crois que je veux te voir ?

-       Peut-être…

 

 

 

 

-       Je me suis perdu, je ne comprends pas... Quelle idée de déménager au fin fond de nulle part… Tu as été mutée… Bizarre, ça se passait bien là-bas, chez nous… Changer de poste pour ce trou, belle promotion… Et venir s’enterrer au bout du monde… Et cette maison, isolée, ouverte aux quatre vents, tellement isolée… C’est vrai qu’il faut y arriver, je me suis perdu… On en voit, des choses, de nos jours… Une femme seule, au bout des champs… Ou alors, peut-être que tu n’es pas seule… Mais qui pourrait avoir envie de te suivre dans un endroit pareil… Tu m’avais habituée à mieux…

 

Muette. Ne rien dire. Ne rien opposer à son flot de paroles, ne pas risquer, une fois de plus, de perdre, de se perdre. Respirer, prendre une grande bouffée d’air, ouvrir les portes. Tout ce temps où il l’a étouffée. Et ça recommence. Il n’a rien compris. Pas possible. Il faut qu’il parte. Qu’elle le mette dehors. Trouver les mots. Pas possible. Elle n’a plus de mots pour lui. Plus de mots avec lui, elle y perd toujours. Il a fallu qu’il la retrouve. Malgré la distance, son entreprise lui a trouvé une filiale éloignée, pas un poste mirobolant mais intéressant, plus social que ce qu’elle faisait avant, elle est partie sans hésiter, sans rien lui dire. Il l’a recherchée. Mais son patron avait promis de ne rien dire, elle ne lui avait pas vraiment décrit la situation, il avait compris qu’elle devait impérativement s’éloigner. Personne ne savait où elle était partie, elle n’avait presque plus d’amies parmi ses collègues, celles qui le restaient ne l’auraient pas trahie, elles connaissaient le danger. Elle avait effacé ses traces, recommencé ailleurs, n’avait plus rien voulu savoir de lui, appris par hasard qu’il était parti loin, pour une mission longue au bout du monde, elle avait soufflé, respiré, enfin. Refusé d’imaginer qu’il reviendrait, la retrouverait. Comment ? Il aura enjôlé une secrétaire de son sourire charmeur, il a toujours su y faire pour arriver à ses fins, la pauvre fille, si elle savait à quoi elle s’expose. Il aurait mieux de se perdre loin, vraiment, pas à deux pas de chez elle.

 

-       Qu’est-ce que tu fabriques, là ? On dirait de la sophrologie, ou de la méditation, ah oui, c’est à la mode, j’en ai entendu le plus grand bien. Il faudra que j’essaie, histoire de ne pas mourir idiot. J’ai rencontré un DRH qui ne jure que par ça, si je l’écoutais on mettrait des salles de méditation dans toutes nos succursales. Après tout, pourquoi pas, si ça lui fait plaisir. Du moment qu’il n’oblige personne. C’est quand même mieux que des salles de prière. Cela dit, il m’a tout expliqué, comment ça fonctionne, les conditions pour que ce soit efficace, les personnes sur qui ça prend bien, chez qui c’est utile. Désolé de te le dire, c’est pas un truc pour toi, c’est sûr, d’après tout ce que j’en ai entendu, tu n’as rien à faire là-dedans, tu n’y arriveras jamais, tu n’arriveras jamais au niveau où l’effet se fait sentir.

 

Elle blêmit. Se taire. Le fixer sans baisser les yeux, mais sans accrocher son regard, sinon elle est perdue. Se taire. Ne pas tomber dans son jeu. Se lever tranquillement, avec des gestes mesurés, se dégager complètement de son petit banc, se redresser posément, ne pas attirer l’attention. Le fixer. Se taire.

 

-       Quand je te dis que je me suis perdu… Des embranchements à n’en plus finir, tout se ressemble, le GPS s’est embrouillé… Il me restait plus qu’à demander, mais personne… Encore heureux que j’aie fini par voir un péquenot, qui savait que tu habites ici, tu ne connais pas, non, je ne te dirai pas comment il t’a appelée, tu ne t’en remettrais pas, tu ne le connais pas mais tout le monde sait où tu habites et vaguement qui tu es, les nouvelles vont vite… La porte était ouverte, je suis entré, j’ai regardé partout, je ne te voyais pas, je trouvais bizarre que la porte ne soit pas fermée à clé si tu n’étais pas là, je commençais à me décourager, à penser que tu étais sortie, probablement pas très loin, mais tu n’étais nulle part, jusqu’à ce qu’un chat me bondisse dans les jambes, complètement ébouriffé, une boule de dynamite à poils, bizarre, je ne t’ai jamais vue t’intéresser aux chats, je croyais que tu les fuyais, remarque, peut-être bien que celui-là aussi tu l’as chassé, c’est peut-être bien pour ça qu’il était aussi affolé, pauvre bête… Je ne sais pas, si sans lui, j’aurais eu l’idée de monter cet escalier, tout de guingois, tu as toujours des idées bizarres, déjà aller te paumer en pleine campagne, et en plus t’isoler tout en haut de cette tour, mais il n’y a personne dans les environs, qu’est-ce que tu as besoin d’aller de fourrer là-haut, décidément, j’avais cru que tu te serais arrangée, mais tu n’as pas beaucoup changé…

 

Il tourne en rond dans la pièce sombre, cherche un interrupteur, l’obscurité le déstabiliserait presque, sa logorrhée ne se tarit pas pour autant, pas encore. Définitivement sortie de sa torpeur et de sa position au ras du sol, elle se poste face à lui, à un mètre, distance de sécurité, le fixe, pas dans les yeux, juste au-dessus, toujours garder sa contenance, il lui reste quelques effets de sa méditation, pas totalement altérés.

 

-       Si, j’ai changé, mais je n’ai rien à te prouver. Tu vas commencer par redescendre, tu n’as rien à faire ici.

-       Autoritaire, madame, avec ça ! Je reviens du bout du monde pour te revoir, et c’est tout ce que tu trouves à me dire !

-       Je ne t’ai jamais demandé de venir. Et n’ai jamais manifesté l’envie de te revoir.

-       Oui, mais je suis là. Même si tu ne l’as pas demandé, je suis là. Tu ne vas pas me mettre dehors…

-       Je n’ai encore jamais été malpolie… tu devrais comprendre que tu dois partir…

-       Bien sûr que je vais partir, je ne suis pas venu t’encombrer, rassure-toi, mais tu vas quand même m’offrir quelque chose… Je ne vais pas te manger toute crue, qu’est-ce que tu t’imagines ?

 

Rien. Elle ne s’imagine rien. Elle se souvient. Trop. Ces souvenirs qu’elle a voulu effacer. Oublier. Comme si les souvenirs pouvaient s’oublier, s’effacer. S’atténuer, peut-être, certains, les moins prégnants perdent-ils de leur emprise au fil du temps. Mais ces souvenirs qui la hantent ont bien peu de chance de subir le sort dont son changement de vie aurait pourtant tellement besoin.

 

-       Alors, descends devant…

-       Pour que je puisse te rattraper si tu fais un faux pas…

-       Je n’ai pas l’intention d’en faire…

 

Installé d’abord timidement sur le bord du canapé, il a vite trouvé ses aises, parler le dope et lui confère une aisance qui lui permet de s’installer rapidement en un lieu inconnu, comme s’il était chez lui. Comme si rien n’avait changé entre eux. Il raconte, raconte, les mois passés sur un projet passionnant, désormais pratiquement bouclé, les deux pays où il a effectué de longs séjours, les villes, les gens, pour ce qu’il en a vu hormis ses collègues, les images bourrées de stéréotypes de celui qui a plus de temps pour parler et se mettre en scène que pour écouter et comprendre. Là, maintenant, cela l’arrangerait plutôt, elle, de le laisser parler, jusqu’à l’épuisement. Elle n’irait pas jusqu’à dire qu’elle l’écoute, ce serait exagéré, elle le laisse plutôt déverser, au cas où il pourrait vraiment s’épuiser et repartir comme il est venu. Sinon, elle va devoir trouver un moyen de le faire partir, un subterfuge. Mais à ce jeu-là, des subterfuges, il a toujours été très fort, bien plus fort qu’elle.

 

-       …juste pour cette nuit ?

-       Quoi, qu’est-ce que tu dis ?

-       Je te demandais si, par hasard, tu aurais un peu de place pour moi, juste pour cette nuit. Je ne voudrais pas abuser…

-       Si, tu abuses…

-       Doucement, doucement, toujours aussi raide ! Je te demandais juste, gentiment, c’est un peu dur de refaire toute cette route, j’en ai mis du temps pour arriver jusqu’à toi.

 

Elle se raidit, en effet. Ne pas céder. Ne pas entrer dans son jeu. C’est facile à dire quand il est loin, quand elle réfléchit toute seule pendant des heures, pourquoi ça finit toujours par clasher entre eux, pourquoi elle ne peut pas s’empêcher de se refermer comme une coquille d’huitre, et de laisser cette pelote de nerfs l’envahir, d’abord la poitrine, puis elle irradie dans tout ce qui tente encore de résister. Si encore elle pouvait sortir de ses gonds, crier, mais visiblement elle n’a pas ça dans son logiciel. Chez elle c’est plutôt l’autruche, rentrer le cou, au plus profond, croire que ça va passer, mais ça ne passe jamais, son temps de latence est faible, elle n’a rien à lui opposer, ne peut rien lui opposer. Si elle dit un mot, c’est fini, elle est balayée. Se taire jusqu’à ce qu’elle ait la force. Le fixer, au-dessus des yeux, sans détourner le regard.

 

-       Voici le marché, il y a une auberge à quelques kilomètres, pas le grand luxe, mais pour une nuit c’est supportable. Je les appelle, te retiens une chambre. Et je te prépare à diner. Après, tu t’en vas, tu devrais pouvoir faire ces quelques kilomètres sans te perdre. Et je ne te revois plus.

-       Disons plutôt on dine et on voit après.

-       Non, c’est comme j’ai dit, j’appelle d’abord l’auberge, sinon pas de diner et tu pars tout de suite. C’est non négociable.

-       Comme tu parles ! Tu as fait un stage de relations humaines, ma parole !

-       Peut-être… Alors, ce marché ?

-       Est-ce que j’ai le choix ?

-       Non.

 

La cocotte-minute lâche la stridence régulière de sa vapeur depuis presque cinq minutes, les pommes de terre sont cuites, la boite de confits de canard est sur le bord de l’évier, un plat en terre attend, le four est allumé. Menu simple, mais pas non plus trop bas de gamme pour qu’il ne lui reproche pas de se moquer de lui. Et puis, au moins, une fois les confits disposés sur les pommes de terre, même si le plat reste un peu trop au four il n’y aura pas de problème. Elle n’aura plus à y penser. Elle dispose la salade verte dans un saladier, ajoute la sauce par-dessus, prépare le pain, sort des biscuits à apéritif et une bouteille de vin et le rejoint avec deux verres. Il est resté sagement assis durant les préparatifs, sans rien dire. Une première. Elle n’a rien dit non plus, pas la peine de le relancer, et un peu de silence fait du bien. Elle s’est habituée au silence depuis qu’elle habite seule à la campagne, et a de plus en plus de mal à supporter un flot continu de paroles.

 

 

 

 « Tout finit toujours par s’oublier ! » Il avait fallu qu’il lui lâche cette phrase en partant. Le diner s’était déroulé correctement, il avait fait preuve d’une humeur délicieuse qu’elle ne lui avait pas connue depuis longtemps, avait agrémenté la conversation de mille anecdotes glanées dans sa longue mission à l’étranger, et laissé ses piques au vestiaire. Si bien qu’elle s’était un peu laissé aller, elle avait baissé la garde et avait même fini par sourire quand il lui avait raconté son retour tumultueux, l’erreur d’aéroport, le taxi à fond la caisse pour arriver à temps pour son vol, la tête du chauffeur quand il lui avait dit le temps qui lui restait, la course dans les couloirs, et l’arrivée sur la corde, juste à la fermeture de l’embarquement. Quel charmeur quand il veut ! Moins diserte, elle avait quand même alimenté un peu la conversation avec quelques historiettes de sa nouvelle vie, sans trop en dire, sans trop s’engager, histoire de ne pas lui livrer d’éléments susceptibles de la mettre en défaut. Puis, raisonnablement, après le café qu’il avait demandé pour ne pas s’endormir en voiture, il lui avait demandé le chemin et avait pris congé. Elle avait doublé les renseignements, un pointage sur son Gps, et un plan dessiné sur une feuille de papier, le réseau n’est pas toujours très bon et vous lâche toujours au moment où vous en avez le plus besoin.

-       Tu as souffert, je le vois bien. Je ne pensais pas que notre vie commune t’avait autant affectée. Je ne comprends pas bien où tu es allée pêcher toute cette douleur, tu sembles n’avoir gardé que le mauvais, c’est dommage. Mais, tu sais, j’ai espoir, tout finit toujours par s’oublier.

 

Elle n’avait pas relevé, trop contente qu’il s’en aille sans faire d’histoires, qu’il rejoigne l’auberge et disparaisse à tout jamais. Il s’imagine qu’elle va oublier ? Pas sûr qu’ils aient tous les deux la même idée de ce qui est à oublier…

 

Une nuit bizarre, le sommeil qui se refuse, le corps qui lâche au final, sombre au bord du rêve ; les scènes défilent, souvenirs enfouis qui s’emberlificotent, la tarabustent jusque dans ses recoins les plus profonds ; puis ça remonte, la vigilance reprend le dessus, plus question de fermer l’œil jusqu’à ce que tout s’effondre à nouveau ; elle se lève avec la sensation de n’avoir même pas dormi, vague rappel de leurs nuits blanches de fêtards d’il y a quelques années. Mais, justement, il y a quelques années, l’amour, ou du moins le croyait-elle, les portait aux sommets ; et les années qui s’accumulent rendent plus dures ces nuits sans sommeil. Éloigner physiquement son Roméo ne l’a pas exemptée de le retrouver dans ses pires cauchemars. Pas si simple de l’oublier. Du coup, sa vigilance sélective a occulté la sonnerie, le réveil de son portable était bien à l’heure habituelle, rien à dire, mais il y a des jours où tout démarre de travers. Il ne lui reste plus qu’à s’habiller à toute vitesse, avaler à peine un café et foncer sur la route. Avec la tête qu’elle a, si en plus elle est en retard, elle n’a pas fini d’en entendre parler.

 

« Tout finit toujours par s’oublier ! », voilà comment sa collègue de bureau l’accueille ce matin, décidément ils se sont donné le mot, comme si elle était d’humeur. L’a-t-elle vraiment regardée, Géraldine, ses yeux cernés comme des culs de bouteille augurent-ils la moindre éclaircie ? La bonté même, Géraldine, toujours à vouloir tout arranger entre les gens, jusqu’à s’oublier elle-même, plus prompte à écouter les confidences qu’à parler d’elle. Bon, avec Juliette, elle doit rester sur sa faim, elle lui parle un peu, c’est vrai, de la pluie et du beau temps, juste de quoi lui donner un peu de grain à moudre, à Géraldine, et ne pas attiser sa curiosité, mais le fond des choses, les raisons qui l’ont fait débarquer dans ce coin paumé, qui la font habiter au fond des bois, là, elle reste nettement plus vague. Cela dit, Géraldine, qui a toujours vécu là, ne trouve pas que le coin soit particulièrement paumé, ce lieu de son enfance et maintenant de sa vie de famille ordinaire, récente, mais apparemment comblée, n’est pour elle que l’endroit rêvé où peut atterrir une femme seule qui a certainement souffert ailleurs mais ici a tout pour être enfin tranquille sinon heureuse. Là, il reste à trouver le prince charmant, mais elle a des atouts dans sa manche, elle finira bien par lui dégoter celui qui redonnera un sens à sa vie.

-       Jolie tête ce matin, dis donc, tu ne t’es par ratée… Toujours tes cauchemars ?

-       Mmhhh…

-       Franchement, les cauchemars, faut faire attention, ça finit par laisser des traces, tu dors à peine avec tout ça, tu ne vas pas tenir le coup, burn out, ils appellent ça, mais avant, bien dormir, ça suffit à te remettre d’aplomb !

-       Mmhhh… facile à dire…

-       Oui, je sais, plus facile à dire qu’à faire. Tu devrais venir à la gym avec moi, je te l’ai déjà dit, tu te dépenses un peu, tu rigoles avec les copines, et tu verras, ça ira mieux… Le sommeil reviendra.

-       Si tu le dis… pourquoi pas… mais là, aujourd’hui, je suis out…

-       Aujourd’hui, non, y a pas de cours, mais demain, sans faute, tu prends tes affaires, et on y va toutes les deux à cinq heures et demi.

-       Ça se peut. Si tout roule.

Géraldine a replongé dans son dossier, pas question de prendre du retard, déjà qu’elle a certainement tout fait pour couvrir celui de Juliette. Elle compare son écran avec les bordereaux accumulés, pointe consciencieusement sur le papier, repointe avec son clavier, elle est vraiment la reine de ces relevés méticuleux, Juliette admire chaque jour sa patience, elle qui a toujours préféré les dossiers avec un vrai fond juridique, pour lesquels elle a besoin de faire des recherches. Elles se complètent bien, finalement, dans ce bureau, la patiente et la fureteuse, toutes deux consciencieuses et rigoureuses, chacune à sa manière.

-       À moins que tu aies eu de la visite… Mais oui, c’est ça, les yeux de déterrée, le retard…

-       Mmhhh…

-       Cachotière…

-       Rien à dire, c’est tout.

Le visage du chef de service apparait à travers la porte qu’elles n’ont pas entendu s’entrouvrir.

-       Bonjour Mesdames, comment ça va ce matin ?

-       Mesdames… qu’est-ce qui nous vaut autant de considération ? D’habitude, c’est plutôt les filles, non…

-       Je me méfie, c’est tout, avec tout ce qu’on entend en ce moment, je ne voudrais pas être accusé de harcèlement, ou plus…

-       Oh là, là, on en est loin… Bon, mesdames, c’est pas mal non plus, même si un peu de familiarité ne me déplait pas pour ce qui me concerne. Et toi, Juliette, qu’est-ce que tu en dis ?

-       Les filles, pourquoi pas, si on peut aussi dire les gars…

-       Alors, allons-y pour les filles et les gars ! Au fait, Juliette, je voulais te prévenir, tu as eu de la visite ce matin, à l’embauche, le boss t’a cherchée, j’ai dit que tu venais un peu plus tard, que je t’avais demandé un service, un document à passer chercher chez un client, je l’ai le document, ne t’inquiète pas, mais ne dis pas autre chose, ne me fais pas passer pour un menteur, tu n’as jamais été en retard.

Elle plonge le nez dans son dossier. Ses yeux s’enfoncent dans son visage soudain tellement pâle qu’ils en paraissent presque noirs.

-       Je ne sais pas qui c’est, mais ne te mets pas martel en tête, le boss a discuté un moment avec lui, il lui a fait bonne impression, il lui a proposé de revenir quand il aurait moins de boulot, pour boire une mousse. Là, il est parti, aussitôt, s’il revient, pas sûr que ce soit pour toi.

-       Parce que vous ne le connaissez pas…

-       Quoi ? Qu’est-ce que tu dis ? Tu te mets à marmonner maintenant…

-       Rien, je disais, on verra.

-       C’est vrai que vu la tête que tu as aujourd’hui, je ne sais pas ce que tu fais de tes nuits, Juliette.

-       Oh, là, tu la laisses, ou tu vas avoir affaire à moi, tu la veux, ta plainte pour harcèlement...

Éclats de rire. La porte se referme. Elles se replongent toutes les deux dans leurs dossiers, Géraldine guette d’un œil du côté de Juliette dont le teint frise la couleur des feuilles qu’elle fixe obstinément. Elle ne tiendra pas longtemps à ce rythme. Mais pour l’instant, il vaut mieux se taire, se concentrer sur son travail, laisser passer on ne sait quoi, mais de toute façon on n’apprendrait rien pour l’instant dans son état. Deux bonnes heures de travail en silence, et ce sera déjà plus facile.

 

-       Tiens, le soleil revient, le ciel s’éclaircit ! Si on zappait la cantine pour aller se prendre une salade en terrasse ?

Juliette lève ses yeux vitreux du dossier dans lequel elle tentait de ne pas se noyer. Elle les pose longuement sur Géraldine, attrape son sac à main et son imper et lui fait signe qu’elle la suit.

…………………………………………………………………………………………………..

« Tout ce que je ne voudrais pas être ! » Une punkie aux cheveux rasés sur un côté, longs de l’autre, une mèche bleue, une tresse rasta complètement emmêlée, Géraldine la fixe de manière insistante, presque gênante. Mutique, elle se tourne hébétée vers Juliette, comme si elle l’entendait sans comprendre :

-       Tout ce que tu ne voudrais pas être, j’ai vu pire… Elle n’a pas l’air bien méchante…

-       Méchante…

-       Mais qu’est-ce qui t’arrive ? Pourquoi cette fille te fait cet effet ?

-       Cet effet…

Juliette claque dans ses doigts. Géraldine sursaute, la regarde…

-       Quoi ? quoi ?

-       Mais qu’est-ce qui t’arrive avec cette fille ? Franchement, elle a un look, c’est sûr, mais de là à te mettre dans cet état…

-       Oui, surtout que c’était pour te remonter le moral que nous étions venues déjeuner ici… Mais, voir ce qu’elle est devenue, ça me sidère…

-       Tu la connais, c’est pour ça…

-       Je l’ai connue, on a été à l’école ensemble, le genre première de classe que tu n’arriveras jamais à rattraper…

-       Ah, évidemment !

-       Comme tu dis.

 

Plongées dans leur salade, elles s’appliquent, l’une à trier les olives sur le côté, l’autre à couper les cerneaux de noix pour mieux les mélanger à la laitue, tout absorbées à ces tâches préalimentaires devenues soudain essentielles. Par hasard, ou par une mécanique qui leur échappe, une observation méticuleuse de l’assiette de l’autre, elles lèvent le nez en même temps, se regardent, éclatent de rire. Elles pouffent. Deux gamines qui retrouveraient un code secret longtemps oublié, copines d’une enfance qu’elles n’ont jamais partagée. Géraldine a les yeux qui explosent, ça déborde de partout, son nez coule, elle pose rapidement une serviette en papier sur sa bouche, juste à temps pour ne pas cracher des morceaux d’olive partout. Juliette s’étrangle, les noix lui restent en travers de la gorge, elle pâlit, plus en larmes qu’en rires, elle se penche en avant, se lève, le serveur se retourne, la retient quand elle chancèle :

-       Vous l’avez échappé belle ! J’ai failli vous ramasser en miettes… Moi qui croyais que vous riiez, à voir votre copine…

Sa respiration se calme, se stabilise sous ses efforts pour inspirer profondément, elle déglutit, sa gorge semble se dénouer, et elle pouffe à nouveau en se laissant tomber sur sa chaise :

-       Ça, vous pouvez le dire, que je l’ai échappé belle, j’ai cru mourir, finalement, c’est dangereux de manger…

-       Ou de rire en mangeant… il faut choisir… regardez votre copine, elle a franchement choisi…

Le teint de Géraldine a viré au cramoisi, elle pleure moins, penchée sur la table elle se concentre sur ce qu’elle a devant elle, mais ses yeux un instant voilés ne semblent pas avoir pris la mesure de ce qui est arrivé, ou a failli arriver, à sa voisine. Elle se redresse sur son fauteuil, essaie de calmer son rire :

-       Ça fait du bien… Je n’ai pas ri comme ça depuis un moment…

-       Je pouvais bien m’étrangler, pas question de compter sur toi… tout ce que tu ne voudrais pas être, tu crois franchement qu’elle est pire que toi, ta copine punkie ? Tu verrais ta tête…

-       Ex copine, d’abord…

-       Ex, ex, OK, mais elle, elle rigole pas, je peux te le dire…

 

Géraldine redresse la tête, son rire s’est fait plus régulier, ordinaire, la punkie est partie depuis un moment, plus de danger en vue. Elle boit une gorgée d’eau, repousse son assiette, le serveur avait raison, il faut choisir, et on ne rit pas tous les jours.  

-       Comment ça, elle rigole pas, comme si tu la connaissais…

-       Non, je ne la connais pas, je l’ai juste regardée, et le type qui était avec elle, je connais ce genre de gus, je peux te dire qu’elle rigole pas tous les jours, et qu’elle aimerait surement mieux être avec toi à rire un bon coup, si elle pouvait encore croire qu’elle serait capable de le faire.

-       Mais tu l’as à peine vue…

-       Plus que tu crois, et j’ai l’œil exercé, c’est le genre de situation et de mec que je connais par cœur.

-       Eh bien dis donc, moi qui croyais que tu rigolais… c’est du lourd, là… c’est quoi cette histoire…

-       Oh, rien, ce serait trop compliqué, c’est ma vie d’avant, je préfère oublier. Ta copine, malgré son look, là, j’ai peur pour elle, c’est pas elle que je ne voudrais pas être, c’est lui ! Bon, là, trêve de plaisanteries, il faut qu’on y retourne, le temps de la pause est largement écoulé, on va se faire taper sur les doigts, c’est pas le moment.

-       Plaisanteries, t’en as de bonnes… Oui, faut y aller… On partage par moitié…

-       Oui, vaut mieux, parce que si on repart dans un sketch à la Muriel Robin sur la note, je ne suis pas sure que tu sois en état de travailler cet après-midi.

 

Elles arrivent à regagner leur poste de travail sans se faire remarquer. Inquiètes, ou honteuses, d’avoir grappillé quelques minutes, elles s’efforcent à une pose de sérieux qui leur confère une certaine gravité, certes utile dans de telles circonstances. Elles se sont replongées chacune dans ses dossiers, ne disent plus un mot, cette concentration nouvelle chasse toute velléité d’un fou rire qui ne demande qu’à renaitre de ses cendres. Le chef de service passe la tête dans la porte :

-       Tout va bien ? Je me suis inquiété… rien de grave ?

-       Grave, si, Juliette a failli s’étrangler, et moi y passer…

-       Quoi…

-       De rire, grave, le fou rire, pas eu ça depuis longtemps…

-       Bon, on dira que ça fait une excuse valable pour quelques minutes de retard. Je ne vous demande pas ce qui vous faisait rire.

-       Non.

-       Juliette, en tout cas, tu as meilleure mine que ce matin. J’avais peur que tu t’écroules de sommeil en début d’après-midi avec la tête que tu avais ce matin, mais je te vois requinquée, c’est mieux.

-       C’est mieux, pour quoi ?

-       Le boss veut te voir, à cinq heures.

-       Il veut me voir pour quoi ?

-       Je ne sais pas, il m’a juste dit qu’il veut te parler de quelque chose, qu’il vaut mieux en fin de journée, je lui ai proposé cinq heures pour ne pas te faire partir trop tard, je crois que tu auras besoin de sommeil ce soir.

-       Merci, chef !!!

-       Alors, si vous me dites chef, moi je vous dis les filles !

-       Cool…

…………………………………………………………………………………………………..

 

Elle est assise, n’ose pas trop se laisser aller au fond du dossier. Elle attend. Elle est arrivée légèrement en avance, histoire de ne pas être en retard, dans un rendez-vous fixé par votre patron ça fait mauvais effet. Bon, elle était là à cinq heures moins cinq, c’est vrai, mais de là à s’entendre dire, d’une voix mielleuse : « Installez-vous, Monsieur le Directeur va arriver, il a été légèrement retardé. Désolée, vous qui étiez si ponctuelle, il vous prie de l’excuser, mettez-vous à l’aise, vous voulez que je vous apporte un café, un thé ? ». Non, rien à boire, elle n’est pas là pour faire salon, ni tapisserie d’ailleurs, elle ne sait pas pourquoi elle est là, et elle n’a pas l’intention de s’éterniser. Déjà qu’elle a passé l’après-midi aux supputations les plus diverses sur les raisons de cette convocation ; après sa courte nuit, son agitation pourrait tourner à des manifestations d’énervement dont il vaut mieux qu’elle se dispense. Encore heureux qu’il y a eu ce fou rire à midi avec Géraldine, elle n’en revient toujours pas, se demande encore comment elles ont pu lâcher les vannes, brusquement, toutes les deux ensemble, franchement qu’est-ce qu’elle a cette pauvre punkie qui énerve à ce point sa collègue ? Elles ont dû bien se connaitre. C’est vrai qu’à voir la vie qu’elle a, ou ce qu’elle lui en dit, elles ont l’air aux antipodes, un vrai miroir inversé. Mais bon, elle a l’air plutôt tolérante, Géraldine, alors pourquoi se mettre martel en tête pour une ancienne copine – si elles étaient vraiment copines – qui a mal tourné ? Elle devrait plutôt la plaindre et lui laisser envier sa petite vie tranquille et régulière… Oups, une petite vie tranquille et régulière, c’est ce qu’elle a cru avoir, et désirer, elle aussi, Juliette, à une période. Jusqu’à ce que ça tourne mal. Enfin c’est ce qu’elle croit. Elle en est sure même. Mais de là à  raconter sa vie à une copine, nouvelle copine, la vérité est si fragile, cette impression d’être sur un fil, à la limite, qui l’a poursuivie dans le regard des autres quand elle est partie, elle l’a encore…

 

-       Bonsoir, excusez mon retard…

 

La voix ferme du directeur la tire de son fauteuil, elle le suit dans son bureau, un  peu perdue, la pièce est grande ; et elle le voit, là, dans un coin un peu sombre. Non, elle doit se tromper. Ça tourne à l’obsession, là. 

 

-       Asseyez-vous, je vous en prie…

C’est bien son directeur qui lui parle, nonchalamment assis sur le bord de son bureau. Il l’observe, perdue dans ses pensées, et porte sur elle un sourire rassurant :

-       Je me suis demandé, en vous voyant assise, vous sembliez si loin de tout, j’ai craint de vous ramener trop vite à la réalité.

-       Oh… Ah…

Rien ne sort, à part ces monosyllabes qui ne disent rien. Elle ne va pas encore s’étrangler !

-       Je vous ai demandé de venir…

Sa tête n’entend plus, des mots volent, flottent, sans l’atteindre. Elle voudrait se lever, secouer ce plomb qui la cloue à son fauteuil, elle voudrait… 

-       J’ai pris sur moi, j’espère que vous ne m’en voudrez pas…

Elle a chaud, tout à coup, le dos, d’abord, puis la chaleur envahit ses bras, sa poitrine, elle va étouffer, retirer sa veste, cela ne va pas être possible… Elle essaie de respirer, de contenir ces bouffées qui l’envahissent, de plus en plus…

-       Vous n’avez pas l’air bien, prenez un verre d’eau, votre responsable m’a dit que vous sembliez un peu incommodée depuis ce matin, je ne vais pas vous retenir longtemps, rassurez-vous, je voulais juste vous demander… Avancez, cher ami, je ne vous présente pas ?

Silence.

C’est bien lui, plus de confusion. Que fait-il dans ce bureau, avec son directeur ? Il n’a pas perdu de temps, arrivé hier soir, il a déjà envahi son espace… Respirer, ne pas perdre la main…

-       M. Burin, que je viens enfin de rencontrer ce matin, me dit qu’il est votre ami, charmant, il m’a dit le plus grand bien de vous, que vous vous étiez perdus de vue, qu’il cherchait à vous retrouver et à renouer le contact. La vie est compliquée parfois, elle nous éloigne, incidemment, et si une occasion ne se présente pas, on reste éloigné. Disons que je serais cette occasion ! J’ai à vous parler d’un projet qui me tient à cœur, et j’aimerais y mettre les formes. Accepteriez-vous de venir diner tous les deux, mon épouse nous rejoindrait au restaurant ? Mais vous avez l’air un peu fatiguée aujourd’hui. Nous pourrions reporter à demain, si cela vous convient ?

Dans quel guêpier s’est-elle fourrée ? Refuser une invitation à diner de son boss, impossible, vu sa situation professionnelle, et puis c’est une invitation très correcte, avec son épouse, elle ne peut alléguer aucun type de harcèlement. Mais se retrouver à côté de lui, elle court au désastre. Elle qui croyait l’avoir mis dehors de chez elle comme il fallait ! 

 

-       Monsieur le Directeur, sauf le respect que je vous dois, je ne crois pas que je vais pouvoir. Je me sens vraiment mal, vous l’avez vu, je ne sais pas ce que j’ai, depuis ce matin…

-       Au moins, vous avez retrouvé la parole, c’est déjà une bonne chose.

 

Il observe, à la demande du directeur il s’est avancé, très légèrement, toujours en retrait et muet. L’heure est grave s’il a compris le rôle du silence. Le retour de bâton risque de faire mal. Contrôler la situation. Ne pas le laisser prendre le dessus. Ces phrases lui reviennent comme un mantra.

 

-       En effet, ça n’a pas l’air d’aller fort. Une aspirine, un peu de repos, et gageons que demain vous aurez oublié cette légère indisposition. Nous repoussons à demain, cela ne vous pose pas de problèmes, Monsieur Burin, vous pouvez bien rester un jour de plus ?

-       Je devrais pouvoir m’arranger, Monsieur le Directeur, mes obligations attendront. Mais je ne voudrais pas donner l’impression d’insister, si Juliette est souffrante, nous pouvons reporter, je pourrais revenir plus tard, j’ai été si bien reçu ici…

-       C’est moi qui insiste, Monsieur Burin, ce n’est pas vous, je me fais un plaisir de vous avoir tous les deux à diner, et mon épouse sera ravie. Cela dit, par égard pour elle, je préfère aussi que nous repoussions à demain, ce soir elle était d’accord, mais j’ai bien senti que c’était pour me faire plaisir, elle n’aime pas trop que je lui force la main au dernier moment, elle a déjà tant d’obligations ! Qu’en dites-vous, Juliette, vous permettez que je vous appelle Juliette ?

-       Je ne sais pas, Monsieur, irai-je mieux demain, espérons. Je vois qu’entre femmes, nous nous entendons, je n’aime pas trop non plus qu’on me force la main. Non, ne vous méprenez pas, ce n’est pas votre invitation, ce n’est pas vous qui me forcez la main. J’hésite aussi à cause de la jalousie que je vais susciter chez mes collègues. Brusquement, je suis peut-être un peu trop directe, brusquement, mais j’ai une règle, ne jamais abdiquer devant qui que ce soit.

-       Mmhhh… Quelque chose m’échappe, apparemment… j’acquiesce à votre règle bien volontiers, ne jamais abdiquer, c’est elle qui m’a amené où je suis, même si je ne suis pas sûr de voir le rapport avec notre diner. Pour vos collègues, ne vous inquiétez pas, j’en fais mon affaire. Rentrez chez vous, reposez-vous bien, et revenez-nous en pleine forme demain matin. Et vous, cher ami, si vous avez un peu de temps, nous pouvons aller boire un verre à défaut de diner…

-       Avec plaisir !

 

L’étau se resserre. Rien à faire. Elle prend congé en tendant la main au directeur, sa démarche chancelante arrive à se stabiliser vers la porte ; lui, il lui fait un signe de la main depuis le coin où il est retourné, elle le regarde et sort, reprend sa respiration dans le couloir. Ses pas d’automate la portent vers le parking, un clic sur ses clés extirpées de son sac ouvre la porte à distance. Géraldine est là, appuyée sur le hayon. 

-       Ça va ?

-       Mmhhh… Qu’est-ce que tu fais là ?

-       Je m’apprêtais à rentrer… je t’ai entendu sortir du bureau… je voulais savoir… rien de grave…

-       Rien de grave… non… ou si, peut-être…

-       Ah bon, c’est clair comme du jus de mélasse… Qu’est-ce qu’il te voulait ?

-       M’inviter à diner.

-       Quoi, tu te moques de moi, là, je vois que tu as retrouvé tes esprits !

-       Non, c’est vrai, il voulait bien m’inviter à diner.

-       Plan drague, ou quoi ?

-       Pas du tout, avec son épouse, et…

-       Il se préoccupe de ton avenir, il veut te faire rencontrer quelqu’un, un ami ?

-       C’est là que ça se corse, avec l’autre invité, j’en suis malade.

Elle s’était pourtant juré de ne parler de rien, à personne, et voilà qu’elle met Géraldine sur la voie. Sa collègue ne va plus la lâcher, désormais. La connivence d’un fou rire suffit-elle à effacer toutes les résolutions ? 

-       C’est qui ? Le type dont parlait le chef ce matin ? Je le connais ? 

-       Non, et si je te souhaite une chose, c’est de ne pas avoir l’occasion de le rencontrer !

-       Un ex qui t’a lâché… tu es en colère…

-       Là tu es dix mille pieds en-dessous de la vérité… ne cherche même pas…

-       Bon, je ne sais pas ce qui se passe, et après tout c’est ta vie. Je ne vais pas tout mélanger, l’invitation à diner, au moins c’est pas du harcèlement, quant à l’invité mystère, rien à dire, pour l’instant… Mais promets-moi, garde ton téléphone ouvert, et mon numéro en alerte. Tu peux m’appeler quand tu veux, de nuit comme de jour…

-       Mais je ne vais pas te déranger la nuit pour des bruits bizarres…

-       Je pourrai au moins te parler pour te rassurer…

-       Et si c’est plus grave…

-       Tu sais, mon mari est costaud, tu ne le connais pas, il fait du rugby, il en impose…

-       Si tu le dis…

-       C’est sûr, tu n’hésites pas, tu m’appelles, tu peux venir à la maison, nous te trouverons bien un lit.

-       En attendant, je vais essayer de regagner le mien et de rattraper le temps perdu.

-       À voir ta tête, c’est ce que tu as de mieux à faire. Repose-toi, on se revoit demain, et je te le répète, au moindre doute, tu m’appelles. De toute façon je t’appellerai dans la soirée, au cas où.

 

Elles tombent dans les bras l’une de l’autre. Étonnante impression pour Juliette que quelqu’un s’intéresse à elle, comme ça, pour rien, juste pour l’aider. Étonnante impression de retrouver cette intimité entre copines qu’elle tente depuis si longtemps de repousser, d’endiguer. Comme si rien ne pouvait exister que son malheur, sa nullité qui lui a été serinée, tu n’as jamais intéressé personne, pauvre fille, la preuve, tu n’as même pas de copine, ne dis pas que tu en as eu, pourquoi sont-elles parties si tu n’es pas si nulle, tu vois bien que tu es bonne à rien, au moins avec moi tu existes un peu, ah évidemment, les mecs, là, ce serait différent, si je veillais pas au grain, tu passerais ton temps à t’envoyer en l’air avec le premier venu, et pour quoi, pour te faire jeter et revenir encore plus minable, tu es à moi, c’est moi qui t’aime, pas eux… Ce discours à vomir lui tourne en boucle, il revient quand elle ne s’y attend pas, la réveille la nuit, la prend au volant, dans les endroits et les moments les plus improbables. Ne rien dire, en parler ce serait pire, ne pas remuer la boue, même avec une copine en qui elle pourrait avoir confiance, tout laisser enfoui pour tenter d’oublier. 

 

Juliette se détache la première des bras de Géraldine, sa chaleur lui a fait du bien, elle se redresse, sort ses clés de son sac, fait un geste de la main pour la remercier, et s’installe au volant. Ses vingt minutes de route campagnarde mettront de la distance. À l’arrivée, c’est sûr, elle va se barricader, normalement les verrous solides qui ont été posés sont efficaces, plus question de rester les portes grandes ouvertes, surtout la nuit. 

 

 

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Quel silence ! Bercée par les coups de vent, éveillée par les volées de corneilles qui craillent sans retenue, éblouie par les pleurs des bébés-oisillons dont elle a renoncé à apprendre le nom… Elle croyait, comme toute bonne citadine arrivant dans cette campagne reculée, que le silence lui serait insupportable. Que venait-elle cacher, à son âge, qu’avait-elle à se reprocher pour s’imposer un tel exil, seule, sans enfants, sans compagnon, personne qui puisse partager son quotidien, échanger ces banalités qui remplissent tant de creux… Puis, ce silence lui était devenu nécessaire, pas le silence vide d’une chambre d’hôtel insonorisée ou d’un appartement calme de ville, il en existe. Un silence profond, habité de multiples bruits de la nature ; plutôt que de le déranger, ils le rendent encore plus profond, évident, inaccessible. Il est là, c’est tout, rien à dire. Le seul risque, c’est l’accoutumance, ne plus pouvoir s’en passer, y revenir sans cesse, une addiction moins couteuse pour sa santé que pour sa vie sociale et amoureuse. De ce côté-là, elle revient de loin, elle avait bien besoin d’une pause… 

 

Oups, retour à la réalité ! Son esprit encore engourdi par la nuit en oublierait ce qui l’attend… Après avoir tourné dans sa tête toutes les options envisageables pour y échapper – aucune vraiment possible – elle a suivi le conseil de Géraldine au téléphone de prendre ce cachet qui l’a plongée dans une longue nuit sans rêves, et la laisse ce matin dans une torpeur ordinaire qu’un bon petit-déjeuner devrait effacer. Fiable et rassurante, cette Géraldine, depuis qu’elle travaille avec elle, elle ne l’avait pas encore vraiment fréquentée, il aura fallu cette arrivée intempestive pour les rapprocher. Elle reste discrète, Géraldine, mais semble comprendre plus qu’elle ne dit, son coup de téléphone, comme convenu, à la fin de son diner sur le pouce, quand la panique aurait pu commencer à monter, une voix sécurisante, un conseil bienvenu, l’impression de ne pas être seule à se débattre au milieu des filets. 

 

Et pourtant, elle ne lui a encore rien dit, ne lui dira probablement rien, trop compliqué, par où commencer ? La douleur est là, nichée, une douleur sourde, mêlée de peur et de honte, une angoisse lancinante qui ne demande qu’à émerger ; mettre des mots c’est prendre des risques, la parole, libératoire, mon œil ! Raconter son histoire, ce serait déjà la mettre en forme, y mettre les formes, quand seules lui viennent des bribes, qu’elle a tant de mal à rassembler. Partir était la solution, la seule, fuir en effaçant le passé, ses traces, croyait-elle, mais elle n’a pas pu, pas su. Elle se croyait un peu forte, enfin, redevenue autonome, responsable. Et il revient tout balayer, là où elle l’attendait le moins. Il revient prendre possession de son territoire, commence par son travail, classique, et bientôt c’est chez elle qu’elle ne sera plus en sécurité. L’est-elle vraiment, déjà ? Son sommeil artificiel a peut-être laissé échapper des signes qui lui seraient utiles… Se secouer, réagir. Elle choisit sa tenue, tailleur pantalon un peu classique avec un brin de fantaisie dans le chemisier aux rayures pivoine, bon compromis, un peu trop habillé pour la journée, un peu strict pour la soirée, pas question de rentrer se changer entre les deux, ni de sortir d’une sobriété qui la mettrait en danger. La femme du patron sera certainement plus classe, et c’est tant mieux, elle n’a aucune envie de briller pendant ce diner. Son portable sonne. Géraldine.

-       Oui, je m’apprête à partir. J’ai dormi comme une masse, merci du conseil ! 

-       …

-       D’accord, ça va devenir une habitude, mais je ne dis pas non, j’ai bien besoin d’être soutenue pour ce soir. À moins que je trouve une bonne excuse avant, mais j’ai beau tourner dans tous les sens, je ne vois rien !!! À très vite.

 

 

Le bistrot de la veille est plein. Et il fait moins beau, dehors c’est un peu juste. Elles se replient sur la taverne, plus grande, plus bruyante, mais donc aussi moins de chances d’être entendues. Agréable revers des choses, Juliette retrouve depuis deux jours une de ses habitudes d’étudiante, dont elle raffolait, aller prendre un pot dans un bistrot, avoir du monde autour, refaire le monde, raconter sa vie à une copine, un plaisir qui lui a été ensuite totalement interdit, comme tant d’autres. Et depuis qu’elle est arrivée dans cette petite ville de province, où plus rien ne faisait obstacle, elle n’a pas osé, et avec qui aurait-elle pu aller au café, et y aller seule, les commentaires, les plans drague gros comme un camion, finalement sa solitude campagnarde lui allait mieux.

 

-       Je ne comprends pas tout, mais pas besoin d’être sorcier pour voir que tu es mâchée, là. En même temps, être invitée à diner par son patron, ce n’est pas non plus le bagne, y a pire…

-       Comme si le problème était là, s’il n’y avait que lui !

-       Oui, s’il n’y avait que lui, tu n’aurais jamais été invitée, tu peux en être sure. 

-       Et alors, maintenant... ?

-       D’abord, c’est qui, ce type, qui débarque comme ça, un ex ? 

-       Pas UN ex, MON ex…

-       Et il te fait si peur ?

-       Si tu savais… 

 

Ne rien dire. Rester discrète sur sa vie. Elle se l’est promis. Elle y a bien réussi jusque-là. Elle parle, à peine. Tout bas, quelques mots, jetés un à un, presque susurrés. Puis s’enhardit. 

Géraldine écoute, se concentre sans trop montrer son intérêt, la laisse dire comme si Juliette parlait pour elle-même, elle a perçu combien il lui coute de raconter ce qui l’a fait atterrir ici. Son histoire ressemble à d’autres que Géraldine a connues autour d’elle, dans des couples où l’homme se croit autorisé à imposer sa loi et perpétue une répartition des rôles héritée des siècles, à la limite il accepte maintenant que sa femme travaille, c’est quand même mieux pour les revenus mensuels, mais à condition qu’elle continue à remplir toutes les tâches auxquelles sa condition féminine l’a longtemps confinée. Elle a su y échapper, peut-être n’a-t-elle pas connu ce grand amour fusionnel dont certaines autour d’elle se targuent, mais son couple est équilibré, les tâches correctement réparties et elle se sent respectée, comme personne et pas seulement comme femme de… Juliette, elle, on dirait bien que non… 

Le flux augmente soudain, perd son timbre timide.

-       Le pire, c’est quand j’ai pris conscience que je doutais de tout, de moi, de mes gouts…

-       C’est courant, non ? de douter de soi… c’est même normal…

-       Oui, le problème n’est pas de douter, le problème est de prendre conscience.

-       Prendre conscience…

-       Tu doutes parce que tu sais ce que tu vaux, tu es quelqu’un, pour échapper à un orgueil que tu redoutes, tu doutes…

-       Oh là, là, c’est de la philo, là, carrément !

-       Non, le problème est quand tu prends conscience que tu n’es plus rien, que tu t’es foulée aux pieds, que tu t’es laissé marcher dessus…

-       Plutôt psycho, là ! 

-       Et sans même réaliser ce qui se passe, comme si c’était la vie, normale, puisque l’autre te le répète, te le ressasse…

 

Oh non, pas toute seule, tu n’y arriveras jamais, sans moi c’est pas possible. 

Que tu es belle ! cette robe est splendide, elle te va bien, tiens-toi bien droite, là c’est parfait, j’aime tant que tu la mettes pour moi, juste pour moi.

Ah, tu veux aller te promener sans moi habillée comme ça, c’est pas possible, tu vas tellement me manquer, sans toi je ne suis rien, tu es à moi, toute à moi. Je ne pourrais pas supporter de penser que d’autres hommes posent le regard sur toi, j’aurais tellement peur de te perdre. 

Hmmm… c’est vraiment bon ce que tu as préparé, c’est meilleur qu’au restaurant, je sais que tu aimes bien y aller, de temps en temps, mais nous sommes si bien, juste nous deux, à la maison. 

Et puis, quand je rentre le soir, j’aime bien être tranquille, me poser, te regarder, être avec toi ; le boulot ça finit par être trop, loin de toi toute la journée. 

Tu es contente d’aller travailler, voir du monde. Certainement, nous ne sommes plus à l’époque où les hommes enfermaient leur femme à la maison. 

Sans exagérer, quand même, nous avons fait le choix de vivre ensemble, c’est pour être ensemble, le plus possible, tu me manques tellement au bout de quelques heures.

Aller au ciné ? Ah non, pas ce soir, désolé. Voir quoi, ah non, c’est encore un de ces films d’intellos. Quand je vais au ciné, c’est pour être avec toi, passer un bon moment, me distraire, pas me prendre la tête. 

Y aller avec une copine, comment ça, avec une copine ? C’est avec moi que tu vis, non, pas avec une copine ? 

Et puis on sait ce que c’est, les sorties entre copines, une façade, pour cacher quoi ? Tu sais que si un autre homme te regarde, je me liquéfie, j’ai tellement besoin de toi. Et toi aussi, nous ne sommes pas beaux, tous les deux ensemble ? 

Oh là là, tu vas te mettre à lire ça ! Tu en as, du courage, j’en serais bien incapable. C’est énorme, ce pavé, tu vas mettre des mois à le finir, à le trainer partout dans la maison. Mais, tu crois que tu vas y arriver, à lire tout ça ? Moi, j’y arriverais pas. 

Je n’ai pas essayé ? Si, je l’ai regardé ton bouquin, mais c’est trop, franchement, je préfèrerais que tu passes à autre chose, on n’est pas bien, là, tous les deux ? pourquoi t’as besoin de te casser la tête avec un truc de ce niveau ? Je n’ai pas dit que tu étais bête, mais à quoi ça sert, ta vie c’est avec moi, qu’est-ce que tu t’embêtes ? Le reste, oublie…

 

-       Oh oui, ce pavé m’a aidée à vivre, il m’a tenu la tête hors de l’eau. Sans ce bouquin, je serais toujours persuadée d’être vide. 

-       Quel bouquin ? Le genre truc philo et compagnie ?

-       Non, un roman, je te le passerai si tu veux.

-       Pas sure d’en avoir besoin, pas sure d’être si…  

-       Oh, tu peux le lire quand même. C’est tellement juste, toi qui aimes comprendre les autres. J’avais besoin de ce ciment pour rassembler les miettes de ma vie. Et déjà, réaliser que ma vie était en miettes, que ce n’était même plus une vie.

-       Mais comment on fait quand on en est là… pour trouver le courage, partir…

-       Non, tu ne peux pas comme ça, pas si facile, il te lâche pas… une sangsue… même ta lecture il essaie de la contrôler, de t’empêcher, de te contourner, mais finalement, c’est là où il a le plus de mal, il te cache ton bouquin, mais tu le retrouves, et, surtout, il ne se rend pas compte une seconde du pouvoir de ce que tu es en train de lire. Ça l’agace parce qu’il voit bien que tu fais quelque chose sans lui, que ça a l’air compliqué mais que finalement tu t’en sors, ça l’énerve, mais il ne se doute pas du pouvoir insidieux, persuasif, de ta lecture. Il minimise parce que ce qui le dérange le plus c’est que tu lui échappes, et là il ne voit même pas que tu lui échappes, puisque tu es là, à côté, que tu ne dis rien, ne bouges pas… Le chemin se fait sans qu’il s’en aperçoive…

-       Et quand il s’en aperçoit ?

-       C’est trop tard !

-       Mais tu fais comment, alors ?

-       Je m’organise ; je vais à la police, pendant une pause, le soir ça aurait été trop compliqué, il contrôlait mes horaires, mais dans la journée il ne pouvait pas toujours savoir où j’étais pendant les heures de travail ; je demande un formulaire pour porter plainte, je demande comment il faut faire. Le policier essaie de me faire parler, de me faire déposer ma plainte tout de suite, je lui dis que je dois réfléchir, que je reviendrai…

-       Et tu es revenue ?

-       Le soir j’ai sorti mon document, je l’ai posé sur la table du salon, là où il prend son apéro tous les soirs, et j’ai fait comme si de rien n’était, préparé le repas, tout en gardant un œil sur mon livre.

-       Mais ça ne suffit pas de poser un papier !

-       Il l’a regardé, m’a regardée, l’a soulevé et s’est mis à parler d’un ton mielleux qu’il prenait parfois, je n’écoutais même plus ce qu’il disait, je connaissais par cœur, je n’avais plus besoin des mots. Je me taisais, il parlait plus fort, il s’est mis à hurler, je me taisais toujours, sans même le regarder, j’ai attendu qu’il finisse puis lui ai dit que j’étais allée à la police. Porter plainte pour harcèlement. Qu’il fallait que ça cesse, et que ça allait cesser. Qu’il allait partir ou que je partais, au choix.

-       Comme ça, d’un coup !

-       Oui, j’étais décidée, c’était allé trop loin. Il a continué à hurler, moi à rester calme, je l’ai laissé évacuer sa hargne, lui ai demandé de choisir, s’il voulait que je retire ma plainte ou que j’aille jusqu’au bout. À ce moment-là il a vraiment réalisé, il a blêmi, dans son boulot c’était la fin s’il avait ce type de plainte. Il a baissé d’un ton, m’a observée longuement de ce regard à la fois chien battu, possessif et langoureux. On venait de lui proposer une longue mission à l’étranger, il avait hésité à cause de moi, il allait accepter, cela nous permettrait de faire le point, et à son retour, je verrais différemment, il aurait fait des efforts, il changerait…

-       Et à son retour… ?

-       Il n’y a pas eu de retour. Je suis partie immédiatement, j’ai demandé une mutation, en faisant jurer à mon patron de ne rien dire. Il est parti. J’ai coupé les ponts. Je suis venue ici. Je me suis retrouvée, moi-même, sans béquilles. Enfin, je croyais…

 

 

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La ville met en place un programme d’accueil des migrants. On est loin, ici, de Calais qui a tant de mal à dissiper les illusions du bonheur outre-manche ; loin de la capitale où affluent les désespérés en quête de vivre, même en dessous de leurs rêves. Les petites villes de province sont loin de susciter autant d’attrait, la méconnaissance, la peur de perdre les quelques connaissances glanées ici ou là, d’en oublier leur langue-même, comment se projeter dans un univers si peu familier ? Même si la capitale n’a rien de familier, ils peuvent encore être ensemble, partager la galère. 

Ici vous êtes d’emblée différent quand vous venez d’ailleurs, Juliette s’en est aperçue, elle à qui on le rappelle constamment, quand elle ne comprend pas telle réaction, tel comportement. Alors quand vous venez de très loin, que vous avez risqué votre vie, que votre apparence, votre langue, votre vécu sont profondément différents, comment espérer trouver une vie ici ? 

Le maire a pourtant été courageux, il a procédé prudemment, a recensé les forces sur lesquelles il pourrait s’appuyer, associations, jeunes retraités à la santé préservée par une vie saine ; un lieu d’accueil idéal existe, une usine, désaffectée depuis la délocalisation, en bon état, facile d’accès par les bus dont le réseau a été préservé, et assez près du centre pour ne pas devenir un de ces lieux de relégation qui installerait une clôture entre les nouveaux arrivants et les habitants. Puis, quand il a senti que les premières barrières tombaient, il a convié ses administrés à une réunion, leur a fait valoir les raisons humaines et sociales de cet accueil, mais aussi l’intérêt économique, les entreprises pourraient contribuer aux bonnes conditions d’accueil par une participation financière déclarée dans leurs impôts, et participeraient à l’intégration de ces nouveaux venus en développant de nouveaux secteurs d’activité. La formation prioritaire au français serait assurée par les associations. Il y avait bien eu des protestations, des critiques, les arguments habituels contre les étrangers, mais le maire, porté par un élan d’humanité bienvenu, avait remporté la partie. 

Le directeur explique, depuis le début du diner, cette démarche généreuse à laquelle il adhère totalement, l’entreprise va participer au programme, il va l’annoncer officiellement prochainement, lors d’une de ces assemblées générales qu’il convoque régulièrement, et que les salariés n’oseraient pas manquer, d’autant plus que le « pot » offert à la fin est bien plus qu’un kir-chips. Il a été mis au courant très tôt de l’initiative du maire par sa propre épouse, investie dans une de ces associations qu’il a approchées, et pas composée uniquement de retraités ; qu’ils l’excusent de les avoir raillés un peu sévèrement juste avant ! Il s’est laissé emporter par une ironie facile, trop facile, et tellement convenue chez les « actifs », comme si la société se découpait en tranches ! 

 

-       Vous pourriez nous être précieuse si vous acceptiez…

 

Silence. Ils se regardent. Ils la regardent.

 

-       Mais je comprendrais que vous ne vouliez pas, vous pouvez avoir d’autres projets dans la société… et n’avez probablement pas envie de vous enterrer ici.

 

Juliette saisit brutalement. Elle écoutait, impassible, depuis le début du diner, croyait qu’il s’agissait simplement de meubler, le boss qui les invite fait les efforts de la conversation, il est allé chercher cette histoire d’accueil de migrants dont elle a vaguement entendu parler sans s’en préoccuper plus que cela. Un sujet parmi d’autres dans un diner en ville. Croyait-elle. Mais là, plus de doute, c’est bien à elle qu’il s’adresse, directement. Il aurait donc organisé ce diner pour lui faire cette proposition. Obnubilée par la présence de son ex, elle a écouté vaguement, plus préoccupée de rester sur ses gardes que de la teneur précise des propos. Elle aura raté la fin, celle où visiblement le boss s’adressait directement à elle.

 

-       Excusez-moi, Monsieur, je crois que je n’ai pas bien entendu, j’ai dû être distraite. J’ai raté un moment de la conversation, visiblement. Désolée, excusez-moi…

-       Oui, j’ai bien vu que vous étiez ailleurs ! Mais allez-vous arrêter de vous excuser ? Je vous comprends si bien. Et j’imagine ce que doivent dire vos collègues. Elle ! invitée à diner par le patron, les langues doivent aller bon train.

 

Fanny la regarde, étonnée, la femme du directeur l’a mise à l’aise dès son arrivée, appelez-moi Fanny s’il vous plait, sinon je vais me sentir vraiment gênée, ou vieille, ce n’est guère mieux. Antoine sourit, il est resté plutôt silencieux depuis le début du diner, pas son habitude, et là il sourit, d’un sourire calme, elle se reprend intérieurement à l’appeler Antoine, elle qui n’arrivait plus à le nommer. Les visages convergent vers elle, enjoués, amusés par une distraction somme toute assez banale.

 

-       Oserais-je vous demander de répéter ce que vous m’avez proposé, avant que je me réveille de mon engourdissement ?

-       Osez, osez… Je sais que vous êtes un peu fatiguée ces derniers jours… Voilà…

 

Et voilà, la compassion, qu’est-ce qu’elle avait besoin d’aller rapporter au boss ses états de santé, bientôt il se préoccupera de ses états d’âme ! L’opération qu’il souhaite mettre en place s’inscrit dans un programme d’ensemble de la société, les directeurs de succursales peuvent y adhérer ou non, s’ils décident de le faire, la société met des moyens à leur disposition, notamment en termes de personnel. L’idée, là, est de nommer un ou une responsable de l’insertion des migrants, qui ferait le lien avec la mairie, les associations d’aide, et recenserait les postes de travail disponibles ou à créer, dans l’entreprise et ailleurs dans la ville. Il a pensé à elle pour ce poste, elle commence à connaitre la ville, et en même temps dispose d’un certain recul que n’auraient probablement pas des personnes qui ont toujours vécu ici. En contribuant à la prise en charge des migrants, la société souhaite développer son volet social, et bien sûr soigner son image. Elle est libre de refuser, elle conservera alors son poste actuel, mais il aimerait bien qu’elle accepte, il ne voit personne d’autre d’aussi capable de remplir au mieux cette fonction.

-       Vous me prenez au dépourvu…

-       Certes, une promotion, c’est souvent au dépourvu.

-       Une promotion ?

-       Oui, ce serait l’occasion de vous rémunérer à votre juste valeur, ce qui n’est pas le cas depuis que vous êtes arrivée ici, la différence avec votre salaire précédent ne nous est pas inconnue. Vous méritez de retrouver au moins le niveau de salaire auquel vous étiez habituée.

-       Si vous me prenez par les sentiments ! Mais en quoi consisterait exactement cette fonction pour laquelle la société est prête à payer le prix fort ?

-       Je vous l’ai dit pour l’essentiel. Au quotidien, vous aurez un bureau, et vous serez relativement libre de votre organisation ; ce qui comptera pour nous, ce seront les résultats de votre travail, plus que de savoir où et à quoi vous passez votre temps. Un travail relationnel et organisationnel, essentiellement.

-       Pourquoi pas, c’est tentant. Je suppose que j’ai tout intérêt à accepter. 

 

Mr Marshall lui sourit, saisit la bouteille de vin sur la table sans attendre le serveur et remplit légèrement les verres. Celui de Juliette est à peine entamé, elle a préféré éviter l’alcool, elle le saisit malgré tout et y trempe les lèvres, délicieux, mais elle doit garder les idées claires.

-       Portons un toast à un accord dont je me félicite. Je me rends compte que vous étiez loin à penser à une telle proposition quand je vous ai demandé de venir diner. Il est vrai que d’habitude ces affaires se traitent plutôt dans mon bureau. Mais Monsieur Burin est parmi nous, et je voulais le recevoir dignement.

 

Son cœur s’accélère, elle pose son verre doucement pour éviter de le renverser, s’enfonce dans le dossier de sa chaise, respirer, calmement, inspire, expire, fixer un objet sur la table, s’y accrocher, ne plus le lâcher. Des gouttes de sueur se forment dans son dos, ses mains sont glacées, elle ferme les yeux, un court instant…

-       Oui, je sais que vous vous connaissez, c’est une des raisons pour lesquelles je vous ai invités ensemble. Mais pas la seule. 

 

Elle lui jette un regard qui pourrait passer pour haineux à qui ne saisirait combien elle est désemparée. La situation lui file entre les doigts. 

 

-       Pas la seule, non, ne soyez pas étonnée. M. Burin est resté silencieux ce soir car il préférait que je vous présente moi-même la proposition que j’avais à vous faire, il est venu dans la région pour nous aider à développer ce volet social de la société. Il sera votre référent national. Il ne vous avait peut-être rien dit…

-       Mais, mais… 

-       Non, en effet, je suis désolé, Juliette, nos retrouvailles le premier soir ne m’ont pas incité à parler. Je sais, j’aurais dû tout te dire, dès le début. Ton accueil sur la défensive m’a fait peur. J’ai préféré parler d’autre chose plutôt que de mon retour et des nouvelles fonctions. Je savais que tu les apprendrais bien assez vite. Pas la peine de tout gâcher.

-       De tout gâcher…

 

Fanny sauve la situation en déclarant qu’elle a une journée chargée qui l’attend le lendemain, qu’ils ne sont peut-être pas fatigués, mais elle, si elle ne se couche tard elle le paie ensuite. Son mari acquiesce, sort sa carte bancaire pour régler la note : 

-       Vous pouvez rester un peu si vous voulez, nous allons rentrer, mais rien ne vous oblige à partir… Bonne fin de soirée.

-       Je ne vais pas tarder non plus, j’ai très mal dormi la nuit dernière.

-       Espérons que votre promotion vous aidera à trouver le sommeil !

-       Espérons…

 

Ils s’éloignent après leur avoir serré la main. Juliette reste plantée là, debout devant sa chaise, elle doit récupérer son manteau. Antoine met sa main sur son poignet :

-       Reste un peu… cela me ferait tellement plaisir…

Elle se sent  pas vraiment en état de parler, là, maintenant, besoin de dormir, un peu de route à faire…

Il a compris, cette maison dans la campagne, loin de tout, loin de lui, comme si elle n’avait pas voulu qu’il la retrouve, quelle idée de fuir… il fallait qu’il parte un peu…faire le point…changer…arrêter de l’embêter à propos de tout,  il avait bien vu que la lecture était importante pour elle, qu’elle avait besoin de liberté…c’est bien ce qui l’inquiétait…ce qui l’inquiète… 

Je m’y suis mal pris. Je vais changer. Cette phrase qu’il lui répète. Comme si elle était en état d’entendre ça à cette heure…demain…on verra. La raccompagner, certainement pas, même si elle est fatiguée, elle rentre seule, la dose d’émotions, ça va, pour ce soir.

 

Antoine lui présente son manteau qu’il est allé chercher sur le perroquet. Elle l’enfile calmement, sans trop s’approcher, elle sent l’odeur de sa peau, capiteuse, qu’elle n’a pas oubliée, pas le moment de chavirer, pas maintenant.

-        À demain, donc.

-       Peut-être.

 

Son téléphone vibre quand elle monte dans sa voiture. « Tout s’est bien passé ? ça va ? » « Oui je te raconte demain Surprise » « Surprise ? Laquelle ? » « Je te dis demain Là je vais dormir » « Sois prudente sur la route » « T’inquiète » « Dors bien » « Merci ». 

 

Fidèle Géraldine. Juliette s’installe au volant, attache sa ceinture, sourit, cela faisait longtemps qu’elle n’avait pas eu d’amie, quelqu’un qui se préoccupe d’elle pour rien, juste par gentillesse. C’était impossible dans leur économie de couple. Et là, ce soir, c’est un autre Antoine qu’elle a vu, celui qui l’avait séduite, au départ. Peut-être que l’éloignement lui a fait du bien, qu’il a changé, au fond, qu’il s’est arrangé… Quelle soirée ! Cette promotion, si elle s’y attendait !  

 

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Le ruisseau pétille, des perles de lumière s’accrochent au courant, épargnées par l’ombre boisée de la passerelle. Le soleil est haut, et la douceur inattendue donne vigueur aux narcisses sauvages. Et fait tomber la veste. Les branches encore frêles des charmes frémissent sous la brise, deux hirondelles se répondent d’un gazouillis réjouissant. La portière de la voiture est ouverte. Juliette s’est arrêtée, en rentant,  dans ce petit coin de verdure familier qu’elle avait délaissé durant la pluie. Et depuis les premiers soleils, ces derniers jours, disons qu’elle a eu la tête ailleurs ! Aujourd’hui elle est partie plus tôt, des repérages dans la ville, pour se préparer à ses nouvelles fonctions, elle a fini plus tôt que prévu. Le visage tourné vers les rayons chauds, elle inspire profondément, hume les effluves floraux, les incorpore au plus profond, une fraîcheur mêlée de chaleur. Son esprit gambade, s’attarde sur les tapis de jonquilles, repart vers les clapotis, attrape au vol une feuille de chêne vert cru, se rêve chevalier servant d’une nature immortelle en perpétuelle renaissance. 

 

Sa journée a été remplie, après une nuit plus reposante que la précédente le chef de service l’attendait dès son arrivée pour la féliciter, il entérinait ainsi officiellement son acceptation sans lui laisser le temps d’annoncer à ses collègues son changement de poste, même pas à Géraldine qui la fixait, les yeux comme deux ronds de flan. Il la conduisait ensuite vers l’aile où se situe son nouveau bureau pour qu’elle découvre les lieux et anticipe son installation, preuve que le projet était déjà bien avancé et que l’on n’attendait que son accord. Le programme de sa matinée, prévu pour elle, lui a juste laissé le temps de glisser à sa collègue qu’elle lui expliquerait tout au moment du déjeuner ; un long rendez-vous avec M. Marshall en présence du chef de service a dégagé les grandes lignes de son poste et réglé un certain nombre de détails, les moyens dont elle allait disposer, son nouveau salaire, les contacts qu’elle devait prendre vite. Des rendez-vous ont été pris pour le lendemain, avec le maire, les associations concernées, et un horaire de visite des locaux destinés à accueillir les migrants doit être annoncé dans la journée. En attendant, elle a besoin de se familiariser avec des quartiers de la ville qu’elle connait mal, elle y a circulé cet après-midi, en voiture d’abord, à pied ensuite. Son déjeuner avec Géraldine a été très animé, très gai, sa nouvelle amie s’est amusée du véritable objectif de diner qui leur avait fait si peur, sûr qu’elles ne s’en seraient pas douté !

 

Antoine, aucune trace depuis le matin. Le directeur a évoqué son nom durant la réunion, mais sans plus de détails. Et sans faire allusion à sa présence, ou à son absence. Elle saura bien assez tôt quel rôle il est censé jouer dans les nouvelles fonctions qu’elle vient d’accepter… Simple constatation, il faut qu’il se trouve sur sa route au moment où elle a enfin une opportunité professionnelle. Simple coïncidence. Peut-être. Elle essaie de le croire. 

 

Son premier contact avec le quartier de l’usine désaffectée lui laisse une impression bizarre, peu définissable. Des bâtiments imposants, une architecture de métal et de béton qui ne manque pas d’allure, un ensemble plutôt clair. L’espace est vaste, de quoi faire un beau programme immobilier, certes. Mais la municipalité aura-t-elle les moyens de faire une rénovation de qualité ? Elle n’a pas pu aller à l’intérieur, c’est pour bientôt, mais elle voit bien que les travaux sont d’envergure, cloisonner, réduire les hauteurs, installer des sanitaires, du chauffage, ces aménagements somme toute courants risquent de prendre des proportions démesurées dans un tel espace. Elle n’a pas encore saisi si ces aspects immobiliers seraient aussi dans ses attributions. C’est à clarifier absolument lors de la visite programmée. Le quartier est plutôt agréable, des arbres, des terrains verts, une station de bus à proximité, la ligne, peu dotée actuellement, est facile à renforcer. Mais rien d’autre, pas de magasins, pas d’animation, c’est vrai que le quartier est mort pour l’instant. L’urgence va être de créer, ou plutôt d’organiser, des lieux de vie, de rencontre. Le risque est grand de voir ce quartier relégué, éloigné de la vie urbaine, et pas seulement géographiquement. Elle a cru comprendre qu’elle aurait un budget culturel, sa rencontre avec les associations va être déterminante. Elle devra aussi compter sur les appuis qu’elle pourra trouver, Géraldine lui a parlé d’une chorale très active, pourquoi pas, elle fait aussi partie d’un groupe de théâtre qui pourrait apporter sa contribution. Toutes les bonnes volontés seront les bienvenues pour créer du lien, et aider à apprendre le français.

 

Le soleil s’est caché, la fraicheur tombe. Elle remonte dans sa voiture, dopée par ce bol d’air, contente de s’être arrêtée sans remords, le quotidien a si vite fait de vous rattraper avec son lot d’obligations. Du travail l’attend, se familiariser avec les politiques d’accueil, avec les programmes en cours dans d’autres petites villes, repérer des facteurs facilitants ; avant de rencontrer les représentants de la municipalité et des associations, autant avoir déjà une idée un peu plus précise. Elle a pris le dossier, assez maigre, que lui a remis le boss, elle va devoir faire des recherches supplémentaires. Une biche traverse la route, d’un pas long et lent, une nonchalance empreinte de grâce qui sait où elle va. Toujours rouler lentement sur ce tronçon de route qui traverse le bois, conseil plusieurs fois répété son propriétaire quand elle est venue s’installer ici, et qui résonne dans sa tête chaque fois qu’elle prend le virage. Deux lapereaux, inexpérimentés, sautent du bord de l’herbe, observent le bord de la route, hésitent, puis repartent, un pas de biche et un bruit de moteur, même au ralenti, c’est trop.

 

La maison est claire. Juliette profite de cet allongement du jour, fortuit autant que saisonnier, assise à la table de la cuisine devant un thé vert, la radio ouverte aléatoirement sur une des stations préréglées. « Je rêve d’oranges bleues… », ce refrain passe en boucle, les seules paroles à peu près correctes d’une chanson mièvre qu’elle ne connait pas et va s’empresser d’oublier. Peut-être… Ça cogne quelque part, de légers coups, elle a bien fermé la porte, est devenue prudente. « Je rêve d’oranges bleues… » Les coups continuent, ça cogne plus fort, sur la porte, c’est sûr. Elle se lève, va voir.

Ça ne lui a pas suffi, l’accueil glacial de l’autre soir, il en redemande…

-       Bonsoir, Juliette, ravie de me revoir, à ce que je vois ! Aurais-tu retrouvé ton humour ? Tu sembles en pleine forme... 

Silence. Longue hésitation. Personne alentour, évidemment. Son téléphone dans sa poche, quelques numéros de secours, dont celui de Géraldine… 

Il ne faudrait pas qu’il s’attarde. Quand le ver est dans le fruit… Elle prend du thé dans la cuisine, il n’aime pas beaucoup le thé, un test, elle va bien voir.

-       Tu écoutes cette connerie ?

Ça tourne en boucle, des fois ça fait du bien, ça berce… « Je rêve d’oranges bleues », pas si mal…plagiat…mais ça n’empêche pas de rêver, des oranges bleues, ça met un peu de peps dans la sinistrose ambiante. 

-       Et moi de flamants verts, tant qu’on y est !

Pas mal, les flamants verts… J’ai vu une biche traverser la route devant moi, tout à l’heure, pas rose, mais elle aurait pu…

Antoine sirote son thé, par gorgées sourdes, fixe sa tasse, évite le regard de Juliette.

 

-       Au fait, merci de m’avoir laissé entrer dans ta bergerie… je croyais être au bout de mes surprises…

 

 

 

 

 

 

 

***************

 

 

Le loup dans la bergerie. Voilà. On peut dire qu’elle a réussi. Largement au-delà de ses pires cauchemars. Un soleil de traine s’attarde sur la fenêtre de la cuisine. Le thé a refroidi. Ils fixent tous deux un point, plus loin que les arbres, plus loin que la colline, le même point, qui sait, source du malentendu sur lequel s’est construite leur histoire, ce nous qui a explosé, croit-elle, avec la distance, ce nous reconstitué, pour lui, ils ont juste à se remettre sur les rails, se remettre d’aplomb. 

Pas compliqué, moins qu’il n’aurait cru après le premier soir. Elle s’est vite laissé amadouer par cette promotion qui redonne un sens à sa vie et un exutoire à son énergie en berne ces derniers mois. 

À son insu, qu’il le croie, si cela peut lui faire plaisir, elle s’en moque. Elle se découvre enfin une fonction à son image, mais fallait-il pour autant que leurs destins se trouvent à nouveau assemblés ? 

Il est parti, loin, une fuite, croit-elle, un moyen de lui laisser un peu de champ, de le lui laisser croire, s’il est honnête. 

Qu’a-t-elle fait juste après son départ, entassé ses affaires dans quelques valises, laissé sa clé de leur appartement chez la concierge sans donner d’adresse, pour ne pas l’alerter sur un départ définitif, vous revenez dans combien de temps, je ne sais pas, mon travail m’impose un déplacement un peu long, non, je n’ai pas d’adresse précise, je risque de bouger, comme vous voulez, je garde votre clé pour votre retour. 

En fait de retour c’est lui qui découvre le désastre, l’appartement vidé de trace féminine, il voulait bien lui laisser du champ, l’envoyer travailler en campagne pour qu’elle retrouve sa respiration, mais de là à quitter les lieux, elle n’a rien laissé de ses affaires … 

Elle l’a bien eu ! Il enrage, peu de temps en fait, il ne devrait pas avoir de mal à la retrouver dans ce coin de province. Où elle croit l’avoir semé, la rage passée il jubile, elle est sure d’elle, pour une fois, elle a demandé sa mutation, s’est trouvé une maison à l’écart, dont elle s’est bien gardé d’indiquer l’adresse, elle croit souffler ; bêtasse ; sans son entremise elle n’aurait jamais eu ce poste, il a insisté auprès de ses collègues sur le secret absolu, elle ne doit jamais apprendre le rôle qu’il a joué dans son « déplacement », destiné à la rassurer tout en la conservant à portée de main. 

 

Je dois te dire que je suis un peu surprise que tu t’intéresses au sort des migrants, maintenant… Cette phrase qu’elle lui lâche, mine de rien. 

Sûr que l’annonce de ce poste par le boss lors du fameux diner l’a déjà pas mal déstabilisée, alors, si elle s’attendait à le retrouver sur ce créneau, en superviseur ! Ce n’est pas comme si l’intérêt pour les autres, et surtout les malheureux, lui eût été naturel…et ce nouvel adjectif, « éthiquable »…

Sûr qu’elle n’a rien dit sur le coup, il marquait un point, rien qu’à voir sa tête. Pas besoin d’être expert en quoi que ce soit. Il la connait…

Se taire, elle ne pouvait pas faire mieux. Déjà assez de surprises à avaler…

De couleuvres plutôt. Pas la peine de le lui dire maintenant, elle s’en apercevra bien assez vite. Antoine hoche la tête, acquiesce à ce que dit Juliette, regarde ailleurs, dehors, en direction de la rangée d’arbres, puis revient poser son regard sur elle, ces yeux doux avec lesquels il savait bien la faire fondre aux débuts de leur rencontre, puis la ramener à elle quand elle émettait des velléités de liberté. 

Des yeux doux auxquels elle s’est promis de ne plus succomber depuis sa fuite. Et il a fallu qu’il revienne, au moment où elle repartait d’un pied un peu plus stable, et seule ; il ne va pas tarder à lui refaire sa tête de chien perdu qui a retrouvé la niche. S’il croit qu’elle va se laisser prendre au piège, cette fois...

 

Pas répondu…il n’a pas reçu un choc sur la tête…qu’il s’intéresse au sort des migrants, un miracle…non, des rencontres, des expériences…des idées « pour une entreprise plus éthiquable »…des tranches de vie au fil de sa mission à l’étranger…

Quel slogan, mis à toutes les sauces, elle n’a pas relevé mais ça bouillonne, comme si entreprise et éthique avaient quelque chose à voir dans l’économie du fric…se racheter une bonne conduite…une mission éthique, porter la bonne parole aux pauvres pour faire encore plus de blé sur leur dos…

Au début probablement, elle n’a pas tort…une mission d’entreprise, classique…puis le réel reprend le dessus…elle ne sait même pas où il était parti, elle devait le croire en Asie, les grandes puissances, Chine, Inde…pas une seule question là-dessus, bonjour la curiosité !

Et mufle en plus, il la prend pour une tanche, prête à foncer dans ses bras dès son retour…pas un mot sur la destination qui a déclenché sa révélation…ils ne l’avaient quand même pas envoyé en Afrique…pour les migrants, certes…mais pour l’entreprise c’est un continent difficile, leur dernier séminaire portait là-dessus, un vivier d’affaires, dans tous les domaines, mais c’est dur, trop dur, les risques sont grands pour le bizness, les boites hésitent à se lancer !

J’étais en Amérique centrale, Guatemala, Honduras, il a besoin de lui dire, elle ne saisit pas la réalité qu’il a touchée du doigt, ce n’est pas l’Afrique, mais en termes de migrations, ils sont pas mal, non plus…et pour la criminalité, ils se posent là… quand la mort s’érige en avenir probable, quand la misère fait plus que rôder, tu peux avoir envie d’aller porter ta carcasse ailleurs, et celle de ta famille.

Il deviendrait poète, presque…à ce jeu-là, bientôt il va sortir ses cartes pour l’embobiner…elle connait bien...

Lucide. Le rapport qu’il a déposé, à son retour, a donné des idées à la direction, déjà lancée dans le projet « pour une entreprise plus éthiquable »… il restait à trouver des applications concrètes…certaines de ses préconisations ont retenu l’attention… comme le programme sur lequel elle vient d’être placée.

Pourquoi moi ? 

 

-       Parce que tu le vaux bien ! 

 

Il s’est levé et s’approche d’elle doucement, au rythme lent de sa respiration. Elle l’entend, si près, le sent, une peau d’homme qui aurait fait un tour dans les bois, juste le temps de se rafraichir, de se charger de mousses et de feuilles vertes. Il plonge dans son cou, elle devrait reculer, elle voudrait, l’odeur se fait tenace, impossible de déconnecter, d’oublier, la mémoire olfactive l’emporte. Sa tête chavire, plus rien ne résiste à son corps qui se colle, pur réflexe, à celui de son amant. Aucun mot ne saurait dire le hiatus qui la fend, la terreur de succomber. Il s’approche encore, plonge sa langue dans sa bouche qui s’ouvre d’abord, l’accompagne, puis se retire brusquement. Pas le temps de le repousser, il recule, aussi subrepticement qu’il s’était approché, se rassoit dans sa chaise comme s’il ne l’avait jamais quittée. Juliette, restée debout, s’appuie contre le mur de la cuisine, maitriser la situation, faire comme si rien ne s’était passé, croire qu’il est resté assis, qu’elle ne s’est levée que pour aller chercher quelque chose, des biscuits pour le thé, mais il est froid maintenant, et son corps peut-il se taire ?

 

Elle est encore à lui, il le sait bien, il le sent bien, malgré sa résistance de façade, son corps est toujours prêt à le suivre. Patience et longueur de temps… Ne pas précipiter les choses. Il a été capable d’attendre jusque-là, il peut endurer un nouvel ajournement. Il a les cartes en main. 

 

Qu’est-ce que je vaux, au final ? Un corps désirable, désiré parce que là, à disposition, incapable de résister à un parfum, un contact que la volonté repousse de toutes ses forces, un désir étouffé par trop d’attention gluante, quand la sollicitude se fait pression, quand le consentement s’oublie, déjà consumé par un oui tremblant dicté par la volupté. Un corps rétif, envahi par un non nouveau, résultat d’une décision claire, qu’il ne sait pourtant comment assumer. 

Son cœur bat fort, vite, pourquoi fait-il si chaud, ses joues sont enflammées, sa chemise de dessous lui colle à la peau, respirer, laisser retomber le rythme cardiaque, pas si simple malgré « le travail sur soi », quand la pression sanguine le dispute à la volonté…

 

-       Je vais partir, je passais juste, pour voir. Du coup, si tu as besoin, tu me fais signe. Mon numéro n’a pas changé.

 

Elle ne le retient pas…son numéro, il peut se le garder…ils se reverront, de toute façon…elle n’y tient pas…dans quelle galère elle se retrouve encore…contre mal gré bonne figure... Si tôt son départ, elle se secoue, son corps s’ébroue de haut en bas, un cri s’élance de sa gorge, la submerge tout entière. Comment a-t-il pu ? Pourquoi ?

 

 

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-       Lâcheuse ! je t’ai attendue hier…tu devais me raconter…et vlan, un lapin…juste au moment où je brulais de connaitre la suite…le diner…la surprise…

-       Oui, j’ai honte à cent pour cent. Ce n’est pas que je t’ai oubliée, crois-moi. Mais tout s’est emballé…si vite…enrayé…je pourrais dire…presque. Hier soir j’ai cru craquer.

-       Et quand tu crois craquer, je ne suis plus là ? C’est pas le moment d’appeler ?

-       Je devais…et je me suis endormie…anéantie…je crois…

 

Tout jaillit en désordre, les migrants, Antoine silencieux, la gentillesse du patron, la vie d’avant qui revient, en boucle, la gêne, la visite de la ville, ces quartiers  à découvrir, le nouveau poste, le déjeuner qui saute, qu’elle oublie, la pause champêtre, un rayon de soleil, la visite d’Antoine, encore…

 

-       Il est revenu à la charge, tu l’as pourtant mis dehors. Franchement, on se demande des fois ! Qu’est-ce qu’il espère ? Il pourrait comprendre…

-       Comprendre… comprendre… non, c’est pas ça comprendre…quand il est là, devant moi, maintenant, je sais plus, j’ai une boule à l’estomac, et en même temps il est gentil, il veut m’aider, on dirait qu’il a peur pour moi, moi aussi j’ai peur pour moi, j’ai peur de moi, je me tais, muette comme une carpe, les mots tournent dans ma poitrine, dans mon crâne, rien ne sort, bloqué, comme si parler serait immédiatement me mettre en danger, replonger dans ce que j’ai fui.

-       Ouais… évidemment… et ton présent, là, tu le vois comment ?

-       Mon présent…bizarre…je croyais que tu allais me demander comment je voyais mon avenir… mais mon présent…

-       Comment tu peux penser à l’avenir quand ton présent est pourri ? Ou alors si, comme beaucoup, tu mises tout sur ton avenir, la fuite en avant, ce que tu as fait pendant des années visiblement. Maintenant que tu as pris ta décision, tiens bon. 

-       Tu parles facilement, tu ne sais pas par quoi je suis passée, ça laisse des traces…

 

Géraldine s’enfonce dans le dossier de sa chaise, et pose ses mains en appui sur le bord de la table. Elle attend. Être présente, dans l’attention à l’autre, elle l’a appris sur le tas, et d’après ce qu’on dit, elle y est plutôt bonne. Rapide et efficace quand elle est dans l’action, elle devient lente et impassible quand elle se met en position d’écoute, plus rien ne la dérange. La patience qu’elle a développée quand elle a accompagné sa mère durant la maladie qui lui a été fatale ne l’a plus quittée. Elle y a gagné la force du présent, de ce temps qui reste là, suspendu, qui repartira de plus belle dès qu’elle lui lâchera la bride, mais qu’elle sait arrêter, savourer, dans sa présence à la parole de l’autre.

 

-       Ouh…ouh…tu es toujours là ?

-       Là…oui…peut-être…là ou ailleurs, qu’est-ce que ça change ?

-       Là ou ailleurs, peut-être, mais là, maintenant ! Tu sais que tu vas commencer un nouveau boulot, tu l’as accepté, ce nouveau poste, alors il faut foncer !

-       Comme si j’en étais capable, de foncer, hier je croyais, ce matin nettement moins.

-       Écoute, c’est pas à moi qu’on l’a proposé, ce poste, va savoir pourquoi…

-       Facile, tu sais bien pourquoi. Pourtant je suis sure que tu aurais été meilleure que moi, tu connais mieux le terrain, comme ils disent, les gens, les connexions possibles.

-       Oh…je ne sais pas si c’est vraiment ce qu’ils cherchaient…

-       Non, surement pas, ce qu’ils cherchaient, c’est moi…

 

Et ça tourne en boucle. Le diner. La réunion dans le bureau du patron. L’air de rien, de ne pas y toucher. Cette proposition qui la valorise. Elle ne s’est pas demandé une seconde pourquoi c’était à elle que l’on proposait ce poste, elle n’a jamais travaillé dans le social, ni avant, ni moins encore maintenant où elle aurait plutôt tendance à rentrer la tête dans les épaules. Et franchement elle ne sent pas vraiment armée, Géraldine aurait nettement mieux fait l’affaire, plus d’entregent, plus d’écoute, plus, plus… Mais c’est elle qu’on voulait, et elle a sauté sur l’occasion, à peine réfléchi, encore un coup d’orgueil, trop contente d’être au centre de l’attention, c’était elle qu’on voulait, orgueil, vanité…

 

-       Du coup…

-       Du coup, tu te rends compte que c’est humiliant ?

-       Humiliant ? Quoi ? D’être choisie pour une promotion ?

-       D’être choisie ? Tu crois vraiment avoir été choisie ? Plutôt que c’est un nouveau moyen de te coller un boulet aux pieds… Je te trouve un peu naïve sur ce coup-là…

-       Naïve…trop flattée…pour une fois…

 

Jours de rien. Jours de vide. Des mois, des années, à donner, croire, espérer, pour en arriver là, seule au fond de la campagne, sans personne, sans cet autre avec qui partager le pain quotidien, les menus potins du jour, les joies, les peurs. Le compagnonnage devenu impossible. Seule face au jour à remplir pour rester debout. Seule face au miroir qui enfin dit oui, c’est bien moi, là, face à moi-même, pas ô ma reine tu es la plus belle, mais fière, et inquiète, de pouvoir me regarder sans honte. Choisir de continuer à vivre au bord d’un vide abyssal, solide, entourée de bords qui tanguent entre souvenirs éblouis et peurs de retomber dans les tourments. Choisir, peut-être, de retrouver la saveur d’instants fuyants, de bords instables qui arrivent à tenir le coup.

 

-       Un boulet…trop naïve…humiliant…

-       Attends, qu’est-ce que tu me fais, là ? Tu pars en vrille, ou quoi ?

 

Trop flattée, plutôt, pour une fois. Retrouver un peu de fierté, d’orgueil, même. À force d’entendre que tu serais tellement mieux si…que cette coiffure, là, non, c’est tout simplement pas possible…et pourquoi tu mets pas plutôt cette robe…que c’est lui qui te voit tous les jours…que s’il te dit rien c’est que ça va, t’es pas mal. Alors, être choisie, c’est vrai, tout à coup, ça fait du bien à l’égo, ta blessure narcissique profonde y trouve un peu de baume. 

 

-       Tu ne trouves pas ça humiliant de te faire cette proposition juste pour te ferrer, trop beau le poisson qui mord tout de suite… Humiliant de créer ce poste juste pour ça, pour que tu tombes dans le panneau. Franchement, tu y crois une seconde à cette histoire de migrants ici. Je sais bien qu’on essaie d’en répartir quelques-uns par ci par là, mais ça me parait gros, tu vois les travaux qu’il y a à faire, tu vois la mairie se lancer là-dedans, tu rêves, ma grande, tu les connais mal.

 

Les larmes jaillissent, envahissent les joues, elle est débordée. Géraldine lui tend un paquet de mouchoirs, lui en déplie un, elle se tamponne les joues mais ça coule de plus belle, elle hoquète, renifle, le déluge continue.

 

-       Pleure, ma belle, ça fait du bien, pleure, ça soulage, et t’en fais pas, tu sais, ici, tout le monde voit tout, sait tout, mais on sait aussi reconnaitre la vraie douleur et la respecter.  

 

Ça ruisselle, dégouline, plus un mot ne peut franchir la barre humide. La honte. Pleurer en public, dans ce petit restau où elles viennent depuis quelques jours, son havre de réconfort, depuis si longtemps elle ne disait rien, Juliette, réfugiée dans son mutisme. Pratique, tu parles de tout et de rien avec les gens que tu rencontres, tu t’installes dans une vie où tout va bien, paroles de surface, pour meubler, et sur le reste, l’essentiel, qui te ronge, silence. Tu sais la parole compromettante, engageante. Si tu dis, tu fais, alors pour ne rien changer, pour ne pas risquer de faire ce qui t’emmènerait trop loin, tu te tais. Les mots sont là, prêts, mais ils se dérobent, ne se risquent pas à la lumière qui les révèlerait d’emblée. Ils se tapissent, jusqu’à ce que la digue lâche, que les larmes les délivrent. J’en peux plus…de fuir…ces chaines…je les ai desserrées, pas brisées…j’y arriverai pas…

 

Géraldine l’entoure de ses bras, lui essuie les yeux, la berce, la console, c’est de ça que tu as besoin, ma belle, là, tout doux, les mots, ils viendront quand il faudra, laisse leur le temps. Tiens, bois ça, c’est fort, mais ça te fera du bien. T’inquiète pas pour l’heure, ils peuvent bien nous accorder un petit retard, ça va pas les tuer. Et puis, entre nous, ils n’ont peut-être pas la conscience tranquille, alors quand ils te verront en larmes, ça pourrait bien les faire réfléchir.

 

Mais, dans ce cas, s’il avait tant de reproches à me faire, pourquoi ne partait-il pas ? Ce départ, dont il me menaçait, me quitter puisque, c’était de ma faute, des mots, ça s’arrêtait là, pas le courage d’aller plus loin. Ou pas l’envie, au fond. M’affubler de tout, de rien, c’était plus facile. Lui, il n’avait rien à se reprocher. Ou s’il se le reprochait c’était pour se conforter dans les raisons d’être ce qu’il est. Et tourner la tête avec mépris devant mes velléités de discussion, ce que je disais n’avait aucun intérêt, il avait déjà tout compris avant que je commence. Ou alors, dans ce cas, il valait mieux qu’il parle, qu’il parle, sans que rien l’arrête, et alors les cris, pour lui objecter que…et les cris répondaient aux cris, un niveau sonore invivable, une violence verbale qui me heurtait au creux de la poitrine, ça brule, ça étouffe, la colère monte, rien à lui opposer que le silence, encore une fois, pour amortir le conflit.

 

-       Et tu n’appelles pas ça de l’humiliation, qu’est-ce qu’il te faut, alors ? 

 

Le soleil a tourné ; désormais il les attaque de plein fouet ; elles s’étaient pourtant placées dans le bon angle, l’ombre qui devait les tenir durant tout le déjeuner. Qui a duré, plus que prévu. Et le soleil aussi, étonnant en cette période, réchauffement climatique qu’ils disent, c’est à la fin de la foire qu’on compte les bouses, si ça se trouve l’hiver va être glacial. 

 

-       Des soucis ?

-       Ça va, ça va… on va y aller, le soleil tape vraiment trop…

-       Chagrin d’amour ?

-       On pourrait dire ça, si ça t’arrange.

-       Quoi ?

-       Mais, si une femme pleure, c’est forcément un chagrin d’amour, non ? Qui irait s’imaginer qu’elle puisse pleurer pour autre chose ?

-       Bon, tchao, à tout à l’heure, il y a des subtilités qui m’échappent…

-       Évidemment, les hommes, ça doit pas penser pareil.

 

 

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La vue est plutôt bien, depuis cette baie vitrée, des terrasses et des toits enchâssés que l’on voit rarement. Ce qu’elle connait, de la ville, Géraldine, ce sont plutôt les zones pavillonnaires, comme celle où elle habite. Autour de l’entreprise, les parkings ont chassé les immeubles de caractère, et les pelleteuses ont, lentement mais surement, grignoté peu à peu les douceurs vallonnées qui faisaient la renommée de la ville. Elle  les aurait presque oubliées, si elle n’habitait pas ici depuis si longtemps que des recoins sont restés gravés dans sa mémoire lointaine. Pas sûr que Juliette ait même l’idée des métamorphoses que l’érosion humaine a imposées à cette topographie. Des fenêtres des bureaux, la perspective est différente, une rue où la circulation est sans relâche en contrebas, les parkings où les camions viennent charger et décharger de l’autre côté. Ça doit être ce qu’on gagne à être patron, une vue dégagée sur la plus belle partie de la ville, elle qui croyait que les écarts se jouaient d’abord dans les salaires, elle est finalement bien naïve, pas malin de se moquer de la naïveté de sa copine ! 

 

Évidemment, le bureau de la secrétaire, plutôt select, il faut bien faire bonne impression, a une moins belle vue, déjà, fenêtre plus étroite, qui donne sur le côté des camions, pourtant elle en aurait bien besoin, sinon de la vue, du moins de la lumière. Elle est encore venue prolonger l’attente, décidément, quand on est patron on a tous les droits, Monsieur le Directeur vous prie de l’excuser, un impératif de dernière minute, il va avoir un peu de retard, je vous apporte un café ? Elle peut se le garder son café, et le ranger avec ses minauderies, dire qu’elle est payée pour ça. 

 

Et si encore je savais pourquoi j’attends. Les convocations dans le bureau du patron se font plutôt rares, on préfère les éviter, et elles sont généralement envoyées à l’avance et motivées. Là, me convoquer au dernier moment, sans me dire pourquoi et me laisser à contempler la moquette. Has been, la moquette, fade, comme transparente, c’est ce qu’on doit appeler neutre, pas d’autre justification à cette étendue beigeasse que le moelleux qui amortit les bruits, son épaisseur ouatée doit apaiser les visiteurs. Et c’est vrai qu’elle finirait bien par s’endormir, Géraldine, dans ce fauteuil, pas mal de profiter un peu, elle devrait être à son bureau à trier des dossiers, à cette heure. Et que peut bien faire Juliette, dont le nouveau poste est vraiment flou ? Peut-être que j’ai été un peu dure avec elle au déjeuner. Mais il faudrait qu’elle arrive à ouvrir les yeux. « Apprenez donc à voir au lieu de rester béats », je ne sais pas où j’ai lu cette phrase, mais elle m’est revenue comme une évidence durant notre discussion. Il serait temps qu’elle apprenne à voir. Bon, c’est toujours plus facile de donner des conseils que de balayer devant sa porte…

 

-       Désolé, je vous ai fait attendre…

 

Cueillie dans sa torpeur, qu’est-ce que je fais là, ah oui, le patron, se lever, si elle y arrive…

 

-       Restez assise… Je vous en prie… Vous devez vous demander pourquoi je vous ai demandé de venir d’urgence, pour ensuite arriver en retard. Je suis impardonnable, mais, vous savez, les obligations de dernière minute.

 

Non, elle ne sait pas, quand elle a une convocation, ou n’importe quel rendez-vous, elle arrive plutôt dix minutes avant. Le privilège des puissants, arriver en retard…

 

-       Bonjour Monsieur, excusez-moi, euhhh…

-       J’ai l’impression de vous tirer brutalement de votre sieste, mais ne vous excusez pas, vous avez bien eu raison de vous reposer un peu, c’est signe que les fauteuils sont confortables. Un bon point pour l’entreprise si nos visiteurs extérieurs partagent votre gout du confort.

 

Ses tempes battent, le coton de son chemisier va bientôt arriver au programme essorage, ses joues prennent la belle teinte printanière des bigarreaux, sa voix a besoin de temps pour refaire surface, heureusement que M. Marshall est bavard depuis son arrivée.

 

-       Géraldine, je ne vous ai pas beaucoup rencontrée personnellement, mais vos responsables ne tarissent pas d’éloges sur vous. Je ne vais pas y aller par quatre chemins, j’ai besoin de vous.

-       Besoin de moi…

-       Oui, de vous, vous êtes assez proche de Mme Dousse, Juliette si vous préférez.

-       Oh, c’est très récent, depuis quelques jours, je la connais encore très peu. Nous nous sommes vues deux ou trois fois pour déjeuner, en dehors des heures de bureau. Pourquoi ? Il y a un problème ?

-       Non, non, au contraire, nous nous inquiétions de la voir bien seule depuis son arrivée ici, elle nous avait été recommandée, et votre bienveillance est la bienvenue.

-       Mais, excusez-moi, Monsieur le Directeur, en quoi nos relations personnelles vous regardent-elles, et regardent-elles l’entreprise ?

 

Les mains de Géraldine, approximativement redescendues à leurs trente-sept degrés de croisière, se posent sur le bureau, ce qu’un analyseur de gestuelle aurait tôt fait de qualifier de prise d’autorité excessive de la part d’un subalterne. Ou peut-être que la situation l’y engage clairement. Sans aller jusqu’à un tapotement qui trahirait une nervosité inquiétante, ses doigts prennent une douceur comblée pour effleurer le bois vernis.

 

-       Je n’aurais pas dû commencer par-là, mon habitude d’être direct plutôt que de me perdre en circonvolutions m’aura joué des tours. Je vous ai demandé de venir pour vous proposer de changer de poste, une promotion si vous voulez, même si cela ne signifie pas une augmentation vraiment substantielle, vu votre niveau actuel de rémunération. C’est surtout un travail assez différent, plutôt de contact, et vos qualités relationnelles ainsi que votre connaissance de cette ville, de ses habitants, des voisinages, du contexte socioculturel en quelque sorte, vous désignent comme la personne idéale pour ce poste. Nous avions besoin de l’accord de Mme Dousse pour la mission que nous lui proposions avant de créer le service. Elle a accepté, elle a dû vous en parler. Nous avons besoin d’une personne sure et fiable pour diriger ce service, nous avons pensé à vous. Le fait que vous ayez noué une relation toutes les deux est un atout supplémentaire pour le fonctionnement.

 

Devenir la responsable de Juliette… Un pincement de jalousie, c’est bien ce qui l’avait saisie quand elle lui avait raconté cette histoire de création d’un centre de migrants. Pourquoi on allait proposer ça à Juliette qui venait de débarquer alors qu’elle, Géraldine, connait nettement mieux la ville ? Malgré une honte d’enfant prise les doigts dans le pot de nutella, elle n’avait pas pu s’empêcher de dénigrer ce projet, et de casser les rêves de sa copine, qui s’était mise à pleurer. C’est sûr qu’elle en avait gros sur le cœur, mais si elle avait réagi autrement, qui sait…

 

-       Vous savez que notre pays connait actuellement de fortes demandes d’installation de personnes qui fuient leur pays, la guerre, la misère. Nous ne pouvons pas rester indifférents, individuellement, chacun fait ce qu’il peut ou veut avec cette question des migrants, mais une entreprise comme la nôtre ne peut pas faire autrement, pour remplir ses objectifs en termes de valeurs partagées, que d’offrir une aide en finançant l’accueil et la formation d’un nombre de personnes déplacées. Notre ville est prête à mettre à disposition un local, nous sommes en train de signer un contrat de partenariat, dont un des volets est de fournir de la main d’œuvre dans différents secteurs déficitaires. 

-       Et en quoi consisterait mon poste, si je peux me permettre ?

-       Le profil est en construction, certains critères dépendent des qualités de la personne recrutée. C’est pourquoi je voulais d’abord savoir si vous seriez disposée à endosser cette responsabilité avant de finaliser ce profil.

-       Je crois entrevoir quelques avantages, les contacts, quels seraient les inconvénients ?

-       Un emploi un peu moins cadré, des horaires un peu moins réguliers, avec peut-être des répercussions sur votre vie de famille. Pensez-y. Vous n’avez plus d’enfants en très bas âge ? Votre mari est-il exigeant ?

-       Mes enfants grandissent. Quant à mon mari, je n’ai jamais ciré ses chaussures…

-       Bien, je prends donc votre réponse pour un accord. Je vous raccompagne…

 

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Un teint grumeleux de soupe au chou-fleur, des yeux passés de jour de traine, Juliette s’est attablée au fond de la terrasse, un verre de blanc dans la main gauche, inhabituel à midi. Elle attend. Le serveur contourne sa table, sans un mot, le service commence à être serré, presque un hall de gare parisienne le vendredi soir. Rien à faire, c’est tous les jours pareil. Elle observe. Elle les voit, les entend, ces clients qui vont bientôt se retrouver avec un accueil de migrants à leurs portes, personne ne leur a rien dit ni demandé. Le journal traine sur la table d’à côté, elle l’attrape, jamais pu se faire à l’omniprésence du journal local, le seul, pas besoin de préciser. Jamais lu. Elle tourne les pages. Le journal. Le patron l’a encouragée à le lire. Histoire de connaitre un peu la vie locale. Cela vous sera utile. Repérer les quartiers, ce qui s’y fait, les animations, ce que les gens aiment faire, où ils se regroupent. Son verre de blanc descend peu à peu. Rien qui la passionne dans ces pages, les lotos du samedi, le théâtre amateur, la page des faits divers, elle s’y attarde, feu de machine à laver, pseudo-erreur médicale, oncle pédophile, fascination morbide. Grand éclat de rire, un collectionneur rachète à prix d’or une série complète dont il s’était débarrassé pour une bouchée de pain dix ans plus tôt. La table voisine la regarde. Pas habituel qu’on éclate de rire tout seul. Leur fait un signe de salut, tout sourire. Finit son verre. Géraldine vient d’arriver, s’est assise sur la chaise d’à côté.

 

-       Ça va ? Ton rancart ? 

-       Bien, bien… Tu lis le journal, maintenant… C’est ce qui te fait rire ? Une nouvelle marrante, c’est rare…

Juliette se met à lui raconter, en détails, besoin de parler de tout et de rien, pas trop le moral depuis le matin, l’impression d’avoir accepté un peu trop vite ce poste, une plus grande solitude qui va l’attendre, elle s’est habituée au rythme ordinaire et régulier du bureau. L’impression aussi qu’elle ne va pas être si indépendante, qu’on est en train de mettre quelqu’un avec elle sur cette mission, qu’elle va avoir quelqu’un sur le dos, elle n’en sait pas plus. Elle a fini son verre, elle propose qu’elles commandent à déjeuner, sans trop tarder vu le monde. Géraldine approuve, reste évasive sur le reste, elles se plongent dans la carte, appellent la serveuse qui passe à proximité, une chance. Une salade pour Juliette, un steak-frites pour Géraldine qui reste traditionnelle, couleur locale, sujet régulier de pinaillages, Juliette évite le bœuf, quant aux frites, c’est rare. Elles ne pinaillent pas. Parlent des potins du bureau, une nouvelle remplace un congé maternité, le café arrive. Géraldine y retourne. Juliette a un rendez-vous à la mairie. Histoire de prendre ses marques. De comprendre comment ça fonctionne dans cette ville. 

 

« Je vous l’avais bien dit ! » C’est vrai que les locaux de l’usine sont trash. Tout est défoncé, des fenêtres dont les montants métalliques pendent avec ce qui reste des carreaux, les cloisons éventrées, les fils électriques trainent sur les sols dont les parquets ont été arrachés. Le début de la visite des rues avait été sans surprise, les mêmes trottoirs et panneaux de circulation qu’elle a vus la veille. Et les tergiversations attendues, vous voyez bien que ça manque de tout, dans ce quartier, des arrêts de bus, des bancs, mais pour qu’il y ait des arrêts il faudrait qu’il y ait des bus, oh, c’est prévu dans le cahier des charges, une ligne à prolonger, ou détourner, pour qu’ils puissent aller au centre pour les formalités, faire des courses, oui, d’ailleurs c’est quand même bizarre de les mettre dans un quartier où y a aucun commerce, oui, certes, mais les quartiers commerçants, vous allez trouver des locaux désaffectés pour les loger, ces migrants, parlons-en, vous ne trouvez pas que notre ville a mieux à faire, il y a déjà tellement de gens qui souffrent par ici, vous avez vraiment besoin d’en ajouter, mais c’est notre devoir national, si chaque commune faisait un effort, le problème serait vite résolu, oui, mais si c’est tout ce que vous pouvez trouver pour les loger, vous avez vu l’état, les frais que ça représente, c’est vrai, je vous l’accorde, c’est largement au-delà ce que j’imaginais, je ne croyais pas que l’usine était dans cet état. Ah bon, si vous ne connaissiez pas les lieux, Monsieur le maire, moi si, je vous l’avais bien dit, vous ne pouvez m’accuser de ne pas vous avoir prévenu. Ah, pour m’avoir prévenu, c’est sûr, avec vous, rien ne se ferait. Bon, avançons… 

 

Un morceau de plâtre se détache, vient s’écraser à leurs pieds. Le pantalon de flanelle gris perle du maire reçoit des giclées de poudre blanche, le conseiller d’opposition qui prenait plaisir à s’opposer deux minutes plus tôt reçoit une projection sur le dos, son blouson bleu s’orne de belles trainées. Juliette se contient tant qu’elle peut, les voici réconciliés, ou en tout cas logés à la même enseigne, elle essaie de tourner les yeux, impossible de se retenir, son rire éclate brusquement, comme un moment plus tôt au restaurant, quand elle attendait Géraldine. Deux fous rires en deux heures, elle frôle le burn-out ! Ou alors, c’est que finalement sa nouvelle situation lui plait bien. Finalement, le bureau, les dossiers, sans sortir, c’est pas pour elle. Son boulot mobile, avant, lui convenait mieux, elle s’en fait la réflexion juste maintenant, elle n’avait pas dû avoir l’énergie, jusque-là, d’y penser, il faut que son ex revienne pour qu’elle retrouve un emploi à sa mesure, un hasard ?

 

-       He bien, vous voici bien joyeuse, le malheur des uns fait le bonheur des autres !

-       Oh… heum… excusez-moi, Monsieur le Maire, je suis désolée…

-       Ne vous excusez pas, vous avez mis un peu de joie dans cette visite qui, visiblement, n’enchantait personne. Vos qualités humaines sont indéniables, et vous seront bien utiles pour ce poste. Félicitations pour votre nomination !

-       Merci…

-       Et finalement, l’opposition n’avait pas tort, nous avons du pain sur la planche, mieux vaut en prendre conscience tout de suite.

-       Si j’ai pu contribuer à vous rapprocher…

-       Oh, là, c’est pas gagné.

 

Le maire éclate de rire à son tour en pressant le bras de son opposant, qui s’écarte imperceptiblement.

 

-       Rassurez-vous, je garde mes distances. Quant à vous passer la main dans le dos, je crois que je vais m’en dispenser aujourd’hui, trop risqué, au moins là vous ne pourrez pas me soupçonner de vouloir vous soudoyer en vous passant la main dans le dos.

 

Éclats de rire généraux. Le bon déroulement d’une visite tient à peu de choses.

 

-       Et savez-vous, Madame Dousse, avec qui vous allez travailler ? On m’a laissé entendre que vous ne seriez pas seule sur le projet. C’est certainement mieux.

 

Juliette blêmit. Non, ils ne vont pas l’avoir mis, lui, comme responsable ou collaborateur sur son projet à elle. Pas possible. Ce serait trop. Lui gâcher la vie, une fois de plus, il en est bien capable. 

 

Une fausse alerte, probablement. Elle ne va pas perdre tout le bénéfice de ses fous rires. La visite se termine dans une courtoisie joviale. Merci le morceau de plâtre. Tout aurait pu déraper. Les poignées de main sont chaleureuses, un rendez-vous est pris pour le lendemain, avancer sur les dossiers techniques, pas trop son fort, et sur le dossier humain, c’est quand même là le cœur du projet, et plus dans ses cordes.

 

-       Allo, Géraldine, oui, c’est fini, bien, bien, je te raconterai. Tu as un moment ? Tu peux sortir un peu plus tôt ? Oui, il faut que je te demande quelque chose.

 

 

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Tout du pâté de maisons plus long que la veille, nettement plus long. Cette plongée progressive dans le quartier frappe ses sens, une partie de la ville qui n’existait pas pour elle, qui commence à prendre forme. Question d’habitude. Il lui en faudra encore du temps pour s’apprivoiser totalement. Et à quoi peut-on vraiment dire qu’un lieu vous a vraiment apprivoisé ? Quels signes tangibles ? Là, déjà, les murs tagués lui sont moins hostiles. Elle passe du temps à tenter de les déchiffrer, trouver une unité, d’intention, d’auteur, visiblement ils sont plusieurs, des bombages différents, couleurs, coups de main, des styles, c’est sûr, des signes de reconnaissance, qui lui échappent mais ne lui déplaisent pas. À quoi sert cette zone ? Lieu de ralliement de bandes, espace libre pour trainer, dans une ville où les endroits sont limités, et vraiment trop rangés pour des ados ou post-ados désargentés. Vaut peut-être mieux qu’elle évite de venir le soir seule pour l’instant, le temps qu’elle sonde le terrain, qu’elle prenne des infos. Urgent, la première question à aborder avec la mairie. Une situation mal évaluée dégénérerait vite, une implantation d’étrangers venant déranger la vie des lascars du coin, il n’en faut pas plus pour déclencher des bagarres, des luttes de territoire souvent violentes. 

 

Ça tourne en rond. Elle est déjà passée là, c’est sûr. Ou peut-être pas. Tous les bâtiments finissent par se ressembler. Mais non, c’était l’autre, le deuxième, devant le premier la grille était plus haute, et elle était rouge grenat. Oui, mais devant le deuxième, c’était une grille pleine, verte aussi, mais pleine, celle-ci est à claire voie. Quel bazar ! Comment s’y retrouver dans tout ce fouillis. Sortir son Iphone, le GPS. D’accord, elle s’était promis de s’y retrouver toute seule. Mais là, elle est limite, la panique guette. Elle aura bien d’autres occasions de tourner et retourner dans le quartier, elle rira du GPS, mais là, franchement c’est mieux. Sa voiture est dans la rue parallèle, Géraldine doit avoir fini, c’est bon, adieu pour aujourd’hui à son nouvel espace de travail.

 

-       On va plutôt sortir si ça te va.

 

Juliette fait le tour des bureaux, salue tout le monde, souhaite bon courage à la remplaçante de congé maternité, au final c’est bizarre de ne plus venir au bureau. Elle rejoint Géraldine qui n’a pas l’air de tenir à ce que des oreilles indiscrètes les écoutent. Sur le chemin du café qui va finir par devenir leur QG, elle lui raconte son après-midi, sa peur de se perdre dans les rues qui se ressemblent, les tags, les bandes à ne pas prendre de front, sa voiture qu’elle avait laissée dans un endroit sûr, à retenir.

 

-       En fait, je t’ai appelée, c’était pour savoir…

 

Elle le connait bien, Géraldine, ce quartier que lui raconte sa copine, surprise, un brin charmée de sa découverte, comme une plongée dans un univers exotique. Pour elle, rien d’exotique là-dedans. Ces paumés, qu’on est sûr de trouver là à n’importe quel moment, elle les a vu grandir, petits frères de ses copains et copines du lycée, à l’époque de l’usine, l’école ouvrait des portes. Quand elle a fermé, ces gamins ont pris de plein fouet le désarroi de leurs parents, la corde raide tous les mois pour faire face aux factures, ne pas basculer. Ont intégré leur inutilité, pourquoi travailler à l’école, sans avenir, sans espoir. Ont commencé à sécher des cours, à répondre, avachis, à des parents impuissants et anéantis. Les demis, les joints, les délires, les petits coups minables pour grappiller quelques euros, la zone de l’usine a commencé à revivre, hélas. Probablement pas dangereux, ils peuvent être vraiment cons, et racistes, pas de doute, alors les migrants dans le coin, pas sûr que ça fasse leur affaire.

 

-       Ouh, ouh, tu es là ? Tu m’écoutes ?

-       Oh, excuse, j’étais ailleurs…

-       C’est bien ce qui m’a semblé… Je te demandais si tu étais au courant, si quelqu’un t’a rancardée dans la boite, il y aurait quelqu’un d’autre sur le projet avec moi, je crains le pire…

-       C’est-à-dire ?

 

La remarque du maire, Juliette la lui répète, et comment elle a blêmi, sa peur, se met à lui expliquer, développer, elle est sûre que son ex est sur le coup, qu’il a tout manigancé pour la prendre au piège, une fois de plus, et comment faire, refuser le projet, difficile d’annoncer ça au patron après avoir accepté, elle a déjà vécu le même genre de scène, une nouvelle perspective qui s’ouvre, qu’elle croit qu’il va lui laisser un peu d’air, les griffes se referment, et elle se retrouve dans un plan qu’il a manigancé pour assurer son emprise. Elle aurait pu, aurait dû, demander au maire ce qu’il savait, n’a pas pu, tellement sidérée d’entendre cette phrase, elle s’en mord les doigts, maintenant, trop tard, elle se sent encore tellement fragile. Elle croyait pourtant avoir refait surface depuis qu’elle est arrivée ici, voit bien que non, se prend ses peurs en pleine figure, elles reviennent avec tant de force. Que faire ? Isolée dans la campagne, au bout de tout, elle avait cru se protéger. Mais non. Même là il l’a retrouvée. Pas sûr que tout le monde comprenne bien qu’elle soit allée se cloitrer dans ce fond de campagne, ils se mettent à sa place, ils auraient peur, une femme seule. Mais sa peur, à elle, elle n’est pas là, jamais elle n’a eu peur dans sa maison, protégée de toute incursion, de tout regard. Ce n’est pas là qu’elle a eu peur, mais bien depuis le retour de son ex. Sa présence dans les environs, ou l’imagination de la présence, lui pourrit la vie. Et comment faire pour effacer cette imagination ? Encore heureux qu’elle l’a, elle, Géraldine, finalement cette histoire les aura rapprochées, elle en est bien contente, elle a quelqu’un à qui parler au lieu de ressasser seule toute la nuit. Bon, peut-être qu’elle se monte des plans, que ce n’est pas du tout lui qui a été mis sur le coup, que c’est quelqu’un d’autre, elle ne voit pas qui, elle ne le croit pas, pourquoi serait-il venu la retrouver dans ce coin paumé si ce n’est pas pour retrouver « sa place » ?

 

Elles se sont arrêtées au bord du trottoir. Ne se décident pas à traverser. Géraldine fixe au loin. Quoi. Son regard se pose sur une voiture rouge qui ralentit, sur une femme qui passe, grand sourire, joli tailleur classe juste original pour être chic, bizarre, elle ne la connait pas, pourtant elle en connait du monde dans cette ville, des enfants courent en rentrant du collège, trop vite, son regard s’arrête sur le passage piétons, ouf, les voitures stoppent, ils continuent leur course en riant comme des fous, c’est bon de les voir rire, les conducteurs sourient, sensibles aussi à cette joie encore enfantine que la préadolescence ne va pas tarder à transformer en bougonnements. Un collègue, de l’étage au-dessus, passe sur l’autre trottoir, en face, il lui rend souvent des services, plus calé qu’elle au plan juridique. Elle le salue de la main. Quand elle a besoin de démêler une affaire complexe, il l’accueille toujours de sa voix égale, on ne le dirait sujet à l’énervement, elle ne l’a jamais vu se mettre en colère ou s’agacer, les affaires compliquées le dopent, il y a des gens comme ça. Elle baisse les yeux, ses souliers vernis commencent à lui faire mal aux pieds, pas faits pour marcher longtemps, Juliette n’a rien dit sur sa tenue, n’a pas remarqué qu’elle est plus apprêtée que d’habitude, presque chic, même si elle a du mal à se couler dans ces silhouettes de magazines qu’elle trouve lointaines, irréelles. Juliette, elle, on voit qu’elle a fréquenté un autre monde, elle sait passer du sport classe au chic qui ne se voit pas, même le négligé ne l’est pas sur elle.

 

-       J’ai bien peur que tu te montes la tête pour rien.

-       Comment ça ?

-       Ton ex n’a rien à voir là-dedans. 

-       Quoi ? Qu’est-ce que tu en sais ? Tu as l’air bien renseignée ! C’est quand même lui qui a amené ce projet ici…

-       Certainement, sans aucun doute… Pour la suite les choses sont un peu différentes.

-       C’est-à-dire ?

-       Viens t’asseoir sur ce banc, là-bas, je vais t’expliquer.

 

Juliette écarquille les yeux, le dos à peine appuyé sur le banc où Géraldine lui parle depuis cinq minutes, garder ses sens en éveil, ne rien rater de ce qu’elle lui raconte. Si elle s’attendait à ça. Géraldine sur le coup. Et si elle comprend bien, elle serait sous sa responsabilité. Bizarre comme situation, le patron lui demande à elle de s’occuper de ce projet, puis il demande à sa copine de la superviser. C’est vrai que Géraldine est plus insérée, que sa connaissance de la ville, du tissu social, sera précieuse pour ce projet d’installation de migrants. Elle ne se cache pas que la cohabitation avec les petites bandes l’inquiète, qu’elle ne voit pas pour l’instant dans quel sens se diriger. Mais là, proposer à Géraldine sans lui en parler, alors que la nouvelle avait dû circuler, si le maire y a fait allusion, elle trouve ça gros, franchement, l’agacement monte, respirer, prendre du recul, rien de grave, mais quand même…

 

-       L’aspect positif, c’est que nous allons continuer à travailler ensemble, et avec beaucoup plus de liberté que dans ce bureau.

-       Oui, je reconnais. Mais il aurait pu m’en parler, quand même, que je me retrouve pas comme une conne devant le maire qui savait, lui !

-       Non, j’ai rencontré M. Marshall pendant que tu faisais la visite avec le maire, il ne pouvait pas savoir, ils avaient dû se dire que ce serait bien qu’il y ait deux personnes sur ce coup, mais sans dire qui. Le patron n’aurait pas donné de nom avant que j’aie accepté, c’est pas son genre.

-       Ouais, il te propose la responsabilité, comme ça, et tu acceptes, tu as pensé à moi, à ce que ça pouvait me faire ?

-       Évidemment, j’étais coincée, si je refusais c’était proposé à quelqu’un d’autre, et je perdais la chance de travailler avec toi sur ce projet que je trouve passionnant. Ne te mets pas martel en tête, rien n’est dirigé contre toi. C’est juste que ce quartier je le connais bien, les gens qui travaillaient à l’usine, leur détresse à sa fermeture, et ces lascars qui trainent là, comme tu dis, qui taguent et mettent le bazar, je les connais tous, je les ai vu grandir, un de leurs parents, les deux parfois, sans boulot ni espoir d’en retrouver dans le coin, et eux-mêmes encore pire. Sans compter que quand tu viens des quartiers où ils habitent, qui se sont délabrés, tu as peu de chances d’être embauché. Je sais que c’est dur pour toi, que tu vis mal de perdre la responsabilité d’un projet qui t’a redonné la pêche, te remet sur les rails. Mais rien ne change, je t’assure, nous serons à égalité, j’ai la connaissance du terrain, mais toi tu as d’autres compétences, supérieures aux miennes, pas de quoi créer des rivalités entre nous ni fouetter un chat.

-       Je me suis peut-être emballée, c’est vrai.

-       Normal, tu es partie sur l’idée que c’était ton ex qui te faisait une entourloupe, une fois de plus, ton stress s’est mis à fonctionner à trois-cents pour cent, réaction normale, altération du discernement disent les spécialistes.

-       Mais pourquoi tu ne me l’as pas dit tout de suite ? 

-       J’allais le faire, avec prudence, j’anticipais ta réaction, et tu es partie sur les chapeaux de roue, pas moyen de t’arrêter, j’ai attendu le moment…

 

Une mère passe avec une poussette pour jumeaux, à moins que ce soit une nounou qui garde deux enfants. Profiter des derniers rayons de soleil. La pluie est annoncée pour les jours à venir. Pas évident pour leur nouveau boulot où elles vont être beaucoup dehors. S’assurer qu’elles auront bien un bureau pour élaborer leur projet, recevoir leurs rendez-vous, en dehors de leur secteur précédent, ne pas mélanger les genres. Prendre un imperméable, un parapluie, avoir des bottes dans la voiture.

 

-       Et si on allait y faire un tour toutes les deux, dans ce fameux quartier !

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

« L’anecdote murmurait, la fiction du crime murmurait[1]. » Phrase qui tourne en boucle dans sa tête. La confusion, elles en rient en vaguant dans les rues, seule elle se serait perdue encore, mais ensemble, elles se plaisent à croire que la plus innocente de leurs mains est l’envers de celle qui agresse. Elles s’amusent de cette anecdote que Géraldine lui raconte en traversant le quartier, inexploré gouffre de terreur, la folie rôde, qu’elle ne voit pas, transforme en certitudes, l’habitude balaie le doute, oppose le rire au hasard. Le mari d’une de ses copines de lycée disparu, du jour au lendemain, sorti chercher des allumettes, c’est ce qu’on dit dans ces cas-là. Trois ans après l’incident survenu dans le quartier. Aucune nouvelle. La police a enquêté à l’époque. L’avait appelée. Un homme avait agressé une jeune femme sur le parking du supermarché désaffecté, il ne reste plus que des bâtiments vides, crasseux, qu’elle n’avait pas remarqué jusque-là. Cette habitude qu’ils ont de déplacer les supermarchés, ou les stations-service, juste en quittant les lieux, laissant des espaces défigurés, juste vidés, jamais nettoyés, dix ans après les murs gris sont toujours là, traversés des couleurs délavées des restes d’enseignes. L’agresseur portait une veste de survêtement vert fluo, une casquette Nike, et deux bidons d’essence. Son mari venait d’aider un ami dans des travaux de jardinage où il fallait être deux, et il portait la même tenue ridicule, qu’il ressortait à chaque fois, quoi qu’elle dise. Le doute était permis. Il était tombé en panne d’essence pas très loin du supermarché, il avait dû marcher avec ses bidons. Ils riraient de la méprise. Plus tard. Sur le moment, non, elle était fatiguée, son fils venait de naitre, il pleurait beaucoup, elle venait de le reposer dans son berceau – cette histoire de disparition l’a tellement traumatisée, elle se perd dans les détails quand elle commence à raconter – le téléphone a sonné, la police voulait savoir ce que son mari faisait sur la route des Bords de ville, et comment il était habillé, et à quelle heure il avait quitté le domicile conjugal. Ils s’étaient amusé de la confusion, il en avait profité pour jeter enfin cette veste de survet fluo et la casquette défraichie qui lui servaient d’uniforme de jardinage. Elle avait ri, où, elle ne savait plus, probablement pas dans le petit bureau où elle se tenait le plus souvent, dès que le bébé enfin dormait, qu’elle pouvait retourner à sa lecture, pas encore capable de vraiment réfléchir et travailler. Elle s’y tenait, dans le petit bureau, quand elle a raconté cette histoire à Géraldine, avec moult anecdotes pour faire durer son histoire. Retenir le temps. Revenir à cet avant. La disparition, elle n’a pas compris. Elle a cru qu’il avait voulu prendre un peu de champ, quelques jours. Il ne revenait pas. Elle a fini par aller à la police. Signaler la disparition. Mais aucune enquête officielle possible. Chacun a le droit de disparaitre. S’est retrouvée seule, soudain, son fils avait trois ans. Elle travaillait, conduisait son fils à l’école, ce serait toute sa vie pendant longtemps. Aucune nouvelle de son mari. Jamais. Le petit bureau transformé en sanctuaire. La chambre de bébé devenue chambre d’enfant envahie de jouets. Elle ne pouvait plus passer dans ce secteur. Un jour son fils demanderait pourquoi. Aurait envie de venir y trainer. Franchement, ça va craindre si rien ne change. Bonne nouvelle que l’installation des migrants permette de réhabiliter le quartier !

 

-       Franchement, tu y crois, toi, à cette histoire de disparition ? Ça ne disparait pas si facilement, dans la vraie vie, un mari !!!

-       Elle paraissait sincère…

-       Son mari l’a larguée, c’est tout, elle enrobe, pour jouer la victime…

-       Mais si son mari l’a plaquée, elle est aussi victime.

-       C’est pas pareil ! Si ton mari te plaque, les autres vont penser que tu y es pour quelque chose, pas loin de dire que tu l’as bien cherché !

-       Tu vois ça comme ça, toi ?

-       Bon, je projette peut-être, le mien, de mec, je voudrais bien qu’il me largue… j’ai cru à sa disparition, fausse joie…

-       Sûr… On va la voir, cette usine ?

 

Les voici devant les locaux où Juliette a éclaté de ce fou rire libérateur, pour tout le monde. D’ici à ce qu’elle passe pour la rigolote de service, pas bon. C’est là aussi où elle s’est étranglée en apprenant la concurrence sur le projet. Et c’est Géraldine. Un bien ? Un moindre mal ? Elles ne peuvent pas entrer, fermé à clé, des trous partout, mais les portes tiennent. Elles font le tour, rien à faire, pas de brèche. Géraldine parle, parle, les ateliers, de ce côté, au fond, les plus grosses machines, devant l’atelier de précision, les montages délicats, les finitions, le doigté de son père qui y a travaillé longtemps, mis à la retraite anticipée involontaire, une chance, un peu avant la fermeture, ne l’a pas vécue directement, ses copains oui, plus jeunes, des gosses, une maison sur le dos, du jour au lendemain laminés, liquidés. L’usine, ne pourra jamais appeler autrement ces bâtiments. Pour les gens d’ici, c’est l’usine. Une charge émotionnelle lourde. À prendre en compte. Pas facile de changer la destination du bâtiment. Transgression. Les chairs sont à vif. Pas sûr que ce soit une bonne idée, les migrants. Racisme à fleur de peau. Le vote front national a explosé aux dernières élections, pas courant, ce n’était pas comme ça avant, la région semblait protégée. Et tout arrive. La rancœur, les fins de mois à boucler, de plus en plus dur. Elle, elle a eu de la chance, sa mère tellement à cheval sur ses études, il fallait qu’elle s’en sorte, son père suivait, acceptait les sacrifices, sa fierté maintenant, sa fille, un bon emploi, stable, bien payé. Elle essaie de leur faire des cadeaux, dont ils ne veulent pas, garde ton argent, tu ne sais pas de quoi demain sera fait, mets de côté, on ne sait jamais. 

 

-       Mais alors, si tu n’y crois pas, si ça te fait peur, pourquoi tu as accepté ce projet ?

 

Pas si simple, elle pense au fond que c’est une bonne idée. Que ça peut faire bouger la région, la réveiller, la sortir de ses pensées morbides. Des étrangers, ils en voient peu ici. En plus des noirs, des arabes, avec tout ce qui circule sur eux, peurs et compagnie, c’est risqué, mais ça vaut le coup d’essayer. Le mot qui revenait tout le temps, quand elle était petite, c’était solidarité. Aider les autres, se donner des coups de main, donner des légumes, des fruits quand on avait trop. Quand un copain était fatigué à l’usine, prendre un peu de son travail, le remplacer s’il était malade, ne laisser personne dans la souffrance, dans la mouise. C’est ce langage qu’elle veut leur parler. C’est ce qu’elles doivent faire, commencer par là, rencontrer les gens, les habitants, pas seulement ceux qui sont près, s’étendre au-delà, aller dans les associations, écouter, parler. Si elles trouvent quelques relais fiables, elles sont sauvées. Ça va vite ici, tout circule à la vitesse éclair, et si elles se plantent, ses parents le sauront avant elle. Si elles réussissent, là, il faudra du temps pour les compliments.

 

-       Alors tu mets tes parents dans le coup, ils parlent, et le tour est joué !

-       Pas si simple ! T’es bien une fille de la ville, toi, une Parisienne !

-       Parisienne, pas vraiment.

-       Vu d’ici c’est tout pareil. J’ai pensé tout de suite, quand tu m’as parlé du projet pour la première fois, que le patron se plantait, confier cette mission à quelqu’un qui ne connait pas les gens d’ici, il t’envoyait à l’abattoir.

-       Tu n’y vas pas de main morte.

-       Non, mais c’est la réalité. Et c’est ce qu’aurait pensé n’importe qui d’ici.

-       Bon, les gens d’ici, d’accord, tu me fais bien sentir le fossé. C’est pas un peu exagéré ?

-       Tu verras…

 

Elles terminent leur tour de l’usine. Désormais, pour Juliette aussi, ce serait l’usine. Rien à voir de plus. Les portes ne cèdent pas, probablement renforcées pour éviter les incursions. Un terrain derrière, de vagues hangars ouverts à tous les vents, repaire des bandes de désœuvrés, désormais moins menaçants, la peur tient à si peu, fantasmes de l’ignorance, vous mettez une ébauche d’identité, de visage et tout change… Elles s’éloignent un peu, rues plus ordinaires, des rideaux se soulèvent, leur passage va se diffuser par radio-ragots, caisse de résonance redoutablement rapide. 

 

Désormais liées sur cette affaire. Faire front ensemble. Pas question de laisser remonter la parano ni les jalousies. Pas le moment. Elles parlent plan de persuasion du quartier, de la ville, un vrai plan de bataille à concevoir. Ensemble.

 

Un temps de réflexion s’impose. Trouver un bureau où se poser tranquillement, à l’abri des regards et des oreilles. S’informer. Regarder. Écouter. Rassembler. Ne pas se précipiter. Déminer les peurs mêlées, fermeture d’usine et voyous. Parler, après, plus tard.

 

 

 

********************

« Faut que je change de sonnerie peut-être. »

Ça revient par vagues. Depuis que leur service a été annoncé – et les infos vont vite par ici – le téléphone rugit, par salves, à certaines heures, puis ça s’arrête, et ça reprend. Dans leur toute récente organisation, Géraldine est chargée de prendre les appels, sa connaissance du milieu lui permet de les filtrer, puis Juliette prend le relai pour les aspects plus administratifs, techniques… un duo efficace. Si ce n’était cette sonnerie braillarde. Quel abruti a pu avoir l’idée d’installer une telle sirène dans un bureau ? Elles ont déjà la tête en charpie au milieu de la journée. 

 

Et là, il faut assurer, c’est la réunion avec l’adjoint à la mairie chargé du dossier, il se déplace pour mieux se rendre compte de leurs besoins, de leurs moyens d’action, et commencer à élaborer le projet. Après la visite des locaux, il faut entrer dans le dur, affronter les réactions des habitants, construire un plan d’action pour les convaincre d’accepter sereinement l’arrivée de ces quelques migrants. L’adjoint déploie largement les arguments humains, l’aide à ceux qui souffrent, dans cette région aux antécédents catholiques bien ancrés même si la pratique religieuse s’efface, c’est un discours qui marche encore. Géraldine acquiesce, elle ne comprend pas comment et pourquoi des relents de racisme ont pu se répandre, on lui a tellement appris à faire attention aux autres, à ne pas dépenser hors de propos quand d’autres ont besoin, à inviter, partager. Les tags la mettent hors d’elle, elle n’a pas encore entendu directement les jeunes prononcer ces mots, ils n’osent pas encore devant elle, mais cela ne saurait tarder, et même les plus anciens s’y mettent !

 

-       D’accord, je comprends vos arguments. L’humain, c’est primordial. Je ne voudrais pas paraitre rabat-joie… L’humain, oui. Mais cet argument, tout seul, ne mène à rien. Les jeunes qui taguent, les anciens qui marmonnent, ce qui les mâche, c’est autre chose, le déclassement, le manque d’emplois qui leur correspondent. Je connais la ville moins bien que vous, mais je m’y suis promenée depuis quelques jours, plus que depuis des mois où je vis là. C’est pas joyeux. Il y a une dynamique sociale à relancer, par l’économique d’abord, quand l’usine a fermé, c’est toute une gamme d’emplois peu qualifiés qui a disparu. Ici, dans le groupe, nous proposons des emplois qui ne sont pas pourvus localement. Ce qui manque à vos jeunes, c’est une formation adaptée, l’école arrêtée trop tôt, l’espoir qui s’envole, joli terreau pour la xénophobie ! Alors, si nous implantons des migrants sans redonner l’espoir aux habitants, c’est foutu d’avance, excusez ma trivialité. 

-       Vous n’avez pas tort, Juliette. Mais alors, qu’est-ce que vous proposez ?

-       C’est un grand plan à la fois économique, culturel et social qu’il faut imaginer. Former les habitants qui en ont besoin autant que les migrants, organiser des occasions de rencontre, des fêtes. Et puis les migrants vont avoir besoin d’apprendre le français, de comprendre notre mode de vie, il faut impliquer les habitants là-dedans, créer une association, former ceux qui le souhaitent à cet accueil, aux cours de langue qu’ils pourront prendre en charge après une évaluation par des professionnels. Je vous dis tout en vrac, évidemment il faut travailler tout cela.

-       Vous semblez avoir déjà beaucoup travaillé ! Derrière votre air discret… Je vous propose un temps de réflexion silencieuse, noter les idées qui nous viennent après ce que vous nous avez dit…

 

Les stylos se calent derrière les oreilles, des mots commencent à parsemer les blocs, silence de cathédrale. Même la sirène de l’abruti a compris que le moment est grave. Le soleil se met aussi de la partie ; après une matinée brumeuse qui ne pouvait générer beaucoup de perles géniales, les esprits se raniment. Son stylo en suspens, Juliette blêmit. « Le téléphone vibre comme une blatte en extase ! mobilisation totale ou quoi ! la terre sonne ! la terre gronde ! »[2] Le danger vient d’ailleurs, pas le fixe du bureau, on sait qu’il braille quand il s’y met, mais le portable, au fond de son sac, en mode silencieux, soi-disant. Le faire taire, l’effacer… « Ne décroche pas ! tiens bon ! mais ça sonne ! ça vibre sous mes pieds ! pas de message ! je tiens encore ! je ne décrocherai pas même s’il me saute dans les mains tout seul ! épouvantail pour asticots ! je roule des yeux ! et ça dure, et ça sonne… »[3] L’adjoint lui fait signe qu’elle peut décrocher. Tétanisée. Jeter un coup d’œil. Non. Elle sait déjà. Géraldine la regarde du coin de l’œil, inquiète. Elle ne lui a rien dit, bêtement discrète, de ces appels récurrents. Changer de numéro. Elle y pense. Mais il le trouvera, ça ne lui prendra pas longtemps. Ça vibre toujours. Il ne laisse jamais de message, ni vocal ni texto. Il appelle. Elle a décroché au début, numéro inconnu, puis numéro masqué. Rien à faire. Elle ne répond plus. La terreur quand son téléphone vibre ou sonne. Elle hésite à le laisser chez elle au fond d’un tiroir. Et finit par l’emporter. En cas d’urgence. Ou peut-être comme un fil à la patte. Qu’elle a du mal à couper.

 

Les stylos se sont arrêtés. Ses voisins ont noirci leur page. Ils la fixent tous les deux, comme hypnotisés par son visage aussi blanc que la feuille de son bloc. Comme fascinés par le contraste entre le discours enflammé qui les entrainés loin dans leur réflexion, et la face de lune qu’ils voient maintenant. 

 

-       Si nous arrêtions pour aujourd’hui ? Nous gardons chacun précieusement nos idées, et rien ne nous empêche de continuer à cogiter. Et à en parler autour de nous, pour voir comment ça réagit. Nous nous retrouvons demain à la même heure, c’est bon pour vous ?

-       Oui, notre agenda n’est pas encore blindé…

-       Oh, ça ne va pas tarder, ça viendra plus vite que vous ne le pensez…

-       Vous croyez, il nous faut du temps… Désolée pour ce contretemps. 

-       Mais vous n’y êtes pour rien, Géraldine, ni vous Juliette, j’espère que ce ne sont pas de trop gros ennuis. N’hésitez pas si vous avez besoin. Et de toute façon, c’est nettement mieux de nous laisser le temps de la réflexion. À demain, ne me raccompagnez pas, je connais le chemin, et je ne voudrais pas vous imposer des attentes indues au fil de mes rencontres dans vos allées où on circule beaucoup à cette heure, normal !

 

 

 

Ça tangue, ça valse, sa tête se révolve, une grenaille de plombs explose, fend son crâne en quatre, en dix, bing ! bing ! les boums perlent dans tous les angles, s’insinuent en pleurant, jambes de chiffe molle pendant dans le vide, mains aussi glacées et blanches que ses joues, est-elle encore là, seule ? ailleurs, comment ? immobile, où, pourquoi ? Déconnectée. Sensations isolées, ne vont plus au cerveau. Cortex en charpie, bouts de coton pendant, éparpillés, disjoints. La main droite s’agite, en vain, pas de signal, elle s’arrête. Des tremblements montent de ses pieds, ses jambes, ses cuisses frissonnent, brulent, une torpeur glacée gagne sa poitrine. De l’air ! 

 

-       Tiens, bois ça, Juliette, tu m’entends ? C’est seulement de l’eau sucrée, un peu tiède, bois lentement. J’ai appelé, l’infirmière, c’est ce qu’elle m’a dit de faire. Elle appelle le médecin, elle arrive. Reste éveillée. Regarde ma main, là, tu la vois ? Ça va aller, on va t’emmener à l’infirmerie d’abord, un chariot arrive, ne t’inquiète pas. En attendant le médecin. Oui, regarde-moi. Ça va aller. Bon, j’ai eu un moment de grande solitude. Garde les yeux ouverts. Oui, c’est ça, bois encore un peu.

-       …

-       Ne dis rien, garde tes forces !... Oui, c’est par ici, venez, je vous laisse faire, vous êtes plus expérimentés que moi. Merci d’être venus aussi vite.

-       Votre pouls est faible, irrégulier… Je vais d’abord vous emmener à l’infirmerie, vous garder près de moi, le médecin ne va pas tarder, ne vous inquiétez pas…

 

 

 

« Tourne, tourne, petit moulin, frappent, frappent, petites mains… » Litanie sans fin, nuits lointaines dans son berceau, les yeux de sa mère comme un phare, ses yeux à elle, qui se ferment, s’ouvrent, clignent, se referment, peinent à sortir du coton. Elle se recroqueville, se rendort, ou fait semblant, ne pas quitter déjà ce rêve moelleux, prolonger, encore, un peu. Tout blanc autour d’elle, silence, pas sa chambre, l’hôpital, non, pas l’odeur. Silence ouaté de pas discrets, qui flottent sur une surface de mousse, qui s’approchent, attendent, encore un peu…

-       Ça va Madame, vous vous réveillez, ne vous inquiétez pas, vous avez dormi, vous êtes à l’infirmerie, tout simplement, vous avez fait un malaise dans votre bureau, le médecin est venu, il vous a injecté un léger calmant qui vous a aidée à vous détendre, il va vous revoir quand vous irez un peu mieux, pour voir ce qui se passe.

-       Infirmerie…

-       Oui, l’infirmerie, votre amie Géraldine m’a appelée, très inquiète, elle attend votre réveil, je l’appelle dès que vous êtes prête.

-       Géraldine…

-       Oui, vous voulez que je l’appelle tout de suite, ou attendre un peu ?

-       Attendre… un peu…

-       Je comprends, je la préviens, elle viendra dans un moment, quand vous aurez récupéré. Reposez-vous, prenez votre temps.

 

 

Ses yeux se posent sur le plafond, blanc, aux angles blancs, pas un furtif de Damasio[4], qu’elle tuerait d’un regard, juste une ombre qui effleure, une souris verte, qui courait dans l’herbe, je l’attrape… Sonnerie de portable ? Un autre refrain qui s’impose, va tourner et retourner, je te tiens, tu me tiens, par la barbichette. Et ça serine, un air, un autre, un réveil en chansons, qu’est-ce qu’ils ont bien pu lui refiler comme produit ? Je te tiens, tu me tiens… Flanquer son téléphone par la fenêtre, donner un coup de pied dessus et le bazarder dans une poubelle, démantibulé, ce numéro par lequel il tient le cordon, plus possible, plus capable, qu’elle passe à autre chose, d’urgence. Elle doit l’oublier, elle peut, pas lui, il va se poster partout, à la sortie de la boite, sur ses lieux de passage, près de chez elle, la stratégie de la présence, de la récurrence, être là, ne rien dire, attendre, maintenir le fil, créer la dépendance, la peur, attendre qu’elle n’en puisse plus, qu’elle ne puisse plus se passer de sa présence silencieuse, qu’elle craque et revienne, après tout il ne lui fait pas de mal, il a l’air d’avoir tellement besoin d’elle, de l’aimer, au fond, peut-être que c’est ça l’amour…

 

-       Raconte-moi, si tu veux, si tu peux, si tu as envie… Tu sais que je suis là, que je serai là pour toi. Le médecin va revenir, il va vouloir t’arrêter…

-       Non !

-       À toi de voir, il faut au moins que tu te reposes un peu… Qu’est-ce que tu veux ? Ton portable ? Dans ton sac ? C’est ça qui t’a mise dans cet état… Qu’est-ce qu’il y a avec ton portable… Voilà… Il n’a pas arrêté de vibrer… Qui c’est ?

 

Quinze appels en absence. Depuis combien de temps est-elle là ? Un appel tous les quarts d’heure ? Combien de temps elle peut tenir comme ça ? Bloquer son numéro, elle ne peut pas, il est toujours masqué. Changer de numéro, qu’est-ce que ça changera, une journée de tranquillité jusqu’à ce qu’il ait tracé le nouveau, il connait du monde dans la maison, il est assez malin, il se débrouillera pour le trouver ni vu ni connu. Flanquer son portable à la poubelle, pas d’autre solution. Oui, mais qu’est-ce qu’elle fera sans portable dans le boulot, avec cette nouvelle mission, difficile de dire qu’elle n’est pas joignable, et si c’est pour se farcir à jet continu la sonnerie braillarde du fixe… Foutue, elle est foutue, comment elle peut s’en sortir au point où elle en est… Et ces chansons qui lui tournent dans la tête, c’est la folie qui commence, ou quoi, là il aurait bien réussi…

 

-       Tu sais comment ça s’appelle, ces appels à jet continu ? Du harcèlement, ma belle, passible d’emprisonnement, d’amende, et pas des moindres. Il faut que tu portes plainte, c’est la première chose à faire, il sera bien obligé de se tenir à carreau.

-       Ça se voit que tu le connais pas…

-       Non, mais toi, je croyais commencer à te connaitre… Pourquoi tu m’as rien dit sur ces coups de fil ? Je peux te dire que tu m’as foutu une de ces trouilles, tout à l’heure… Et encore heureux que l’adjoint est parti à temps, avant la crise. Désolée, je ne te laisse pas le choix, tu vas aller porter plainte, dès que tu tiendras debout, je te lâche pas. Le médecin arrive, je le vois dans le couloir, je te laisse avec lui, et reviens dès qu’il sera parti !

 

 

 

 

 

 

 

Son genou heurte violemment cette passerelle sur le présent, douleur fulgurante, le regard qu’elle essayait de détourner happé par l’abime, le vide de ses nuits… La grille sous ses genoux tangue, se relever, s’enfuir, comment ? il est là, derrière, invisible, elle le sent, aux aguets, il finira par l’attraper, la remettre dans le rang, la modeler à sa guise. Elle ne peut plus, fuir encore, tenter d’oublier, s’éloigner, il revient, recommence. Le genou droit l’élance, ça lui bat jusque dans la poitrine, son cœur va exploser. Le bout du tunnel s’éclaire de blanc, projette sur la passerelle un halo menaçant, elle crie…

-       Que vous arrive-t-il, Mme Dousse, c’est mon examen qui vous met dans cet état ? Vous vous étiez assoupie ?

-       Une passerelle…l’abime…

-       Tranquille, tranquille, restez allongée, vous m’avez l’air passablement abimée…c’est du repos qu’il vous faut !

-       Présent…la passerelle…le vide…en bas…ça s’effondre…le présent…

-       Qui est présent ?

-       Me poursuit…le tunnel…

-       …

-        Éblouie…un phare…la passerelle…béante…mon genou…

 

Le médecin reprend son pouls au poignet gauche, professionnelle et calme, lui touche le front ; son geste, presque une caresse, l’invite à s’allonger, détendre son corps meurtri de mille nœuds, imperceptibles, qu’il décèle sous ses doigts circonspects. Silence. Souffle léger d’une ouate enveloppante. Elle presse délicatement quelques points sur son front, à peine, reliés à ses yeux qui se ferment, Juliette s’enfonce, s’endort presque.

 

Juste un signe de l’infirmière, Géraldine entre, se poste à côté de Juliette, suit le rythme de sa respiration apaisée, guette le prochain cauchemar qui lui tirera encore ces cris… Les deux professionnelles, médecin et infirmière, se retirent, elles s’assoient dans le petit bureau séparé par une vitre à mi-hauteur. Géraldine les voit parler, vivement mais d’une voix basse, elle n’entend rien. Elles ne connaissent pas Juliette ; très discrète depuis son arrivée dans cette ville, elle n’a probablement jamais vu ni infirmière ni médecin. Géraldine s’attend à leurs questions. Que peuvent-elles bien se dire ? Sacrée crise qu’elle s’est payée, la copine ! Il faut qu’elle soit à bout… Ou que les évènements de ces derniers jours aient déclenché une attaque insoupçonnable. Que de facettes dans ce sacré dé humain ! Est-ce qu’elle pourrait, elle aussi, disjoncter un jour ? Qui peut être ce type, pour la mettre dans cet état ? Elle ne le connait pas, à peine entraperçu, ne sait de lui que ce que lui en a dit Juliette. Réalité ? Mytho ? Si elle commence à douter de son amie, c’est foutu, plus personne ne sera là pour la soutenir. Et pourtant, quelles preuves ? Est-ce qu’elle n’aurait pas plutôt du mal à gérer les épreuves, peur de l’échec qu’ils appellent ça en formation ? Une nouvelle mission de responsabilité et c’est la panique, tout s’effondre, une vieille plaie se rouvre… Quelle blessure peut faire autant de dégâts ? Ses connaissances en psycho s’arrêtent aux émissions à la télé et à des articles de magazines sur lesquels elle est tombée par hasard. La regarder dormir, l’écouter, sans juger, son rôle s’arrête sûrement là, pas à elle de se mettre à discerner le faux du vrai, c’est le travail des spécialistes, des experts. Qu’est-ce qu’elles vont décider, de l’autre côté de la vitre ? Lui donner un arrêt de travail, c’est sûr. La renvoyer chez elle pour qu’elle se repose, risqué, toute seule là-bas, même si le calme lui ferait du bien.

 

Quelques mots dans son sommeil. À peine audibles. Ses épaules s’agitent. Ses yeux s’entrouvrent. Puis se referment. Son corps se fige, étonnamment calme. Visage doux, regard apaisé. Jusqu’à la prochaine crise. S’ébroue, se pelotonne comme un chat, retirée du monde, des autres. Rêve-t-elle ? Franchie cette passerelle sur le présent qui l’a réveillée plus tôt, en nage ? A-t-elle trouvé le bout du tunnel où il la guettait ? Le médecin et l’infirmière se penchent sur elle, leur souffle léger répand une douceur parfumée à l’herbe des prés, au miel du matin…

 

-       Que feriez-vous à notre place ? Vous semblez la seule à la connaitre un peu. Nous n’avons pas vraiment idée de ce qui a pu provoquer cette crise. Elle a besoin de beaucoup de repos, mais aussi de parler, pas seulement à une amie, à un psychologue, qui devra évaluer son état pour l’aider. Elle parle de quelqu’un qui la poursuit. Ce peut être le signe d’un déséquilibre… ou une réalité… Pensez-vous que nous pouvons la renvoyer chez elle avec des soins appropriés, une sorte d’hospitalisation à domicile ?

-       Non, surtout pas. Elle vit seule, isolée dans la campagne. C’est un bel endroit, propice au repos, mais à la merci d’intrusions…

-       Ou de pensées qui valsent, de poursuivants qui la guettent…

-       Vous ne la croyez pas ? Vous ne croyez pas aux menaces ?

-       Et vous ? Elles jaillissent de ses rêves, difficile…

-       Je lui laisse quand même le bénéfice du doute !

-       Vous préférez que je la fasse hospitaliser, si je comprends bien. Ce ne sera pas forcément drôle. Mais c’est probablement plus sage.

-       Évidemment. Je vous l’ai dit, elle habite seule dans une maison isolée. Qu’elle a choisie, la solitude aussi. Mais là, je ne serais pas tranquille de la savoir seule…

 

 

 

 

« Tourne, tourne, petit moulin, frappent, frappent, petites mains… » Ça la reprend, ce blanc autour d’elle, ça tangue, ça valse, ses yeux s’entrouvrent, se ferment, ça peut pas être le téléphone, pas sa sonnerie, un silence de coton, c’est sa tête qui chante ? Le blanc prend des teintes beiges, puis s’éclaircit, un pastel de blanc, une palette qui éclaire ses yeux, des blancs tous différents, taches, étincelles, ronds, cristaux, aplats… « Je m’en irai dormir dans le paradis blanc… » Sombrer, replonger dans cette ouate qui l’enveloppe, pour quoi faire surface, pour qui, que fait-elle à nager dans ce blanc, où est-elle ? Non, pas encore des questions, dormir… dans le paradis blanc…

 

-       Mme Dousse, bonjour, excusez-moi, je vous réveille, je n’en ai pas pour longtemps, je vous laisse vous reposer ensuite…

-       Bon…jour…

-       Ne vous fatiguez pas… Je vais juste vous expliquer. Vous venez d’être amenée dans notre service. Ma consœur parle de grande fatigue, d’un choc émotionnel, de visions, nous devons évaluer votre état. Le service est chargé, mais votre amie a insisté pour que nous vous gardions, elle craint beaucoup de vous savoir seule chez vous, même avec un système d’hospitalisation à domicile. Je vous ai fait mettre sous sédatifs pour vous faire retrouver un état stable. Le psychologue passera vous voir dans un moment, il vous écoutera et nous devrons décider du type d’aide qui vous conviendrait le mieux. Si vous avez des visions violentes, appelez-nous, la sonnette est là, une infirmière spécialisée viendra vous aider. Reposez-vous bien, Mme Dousse, je reviendrai un peu plus tard. 

 

Passerelle…sur le présent…le coton embrume la perspective en blanc…les contours de la chambre s’estompent, s’étirent vers le haut, se tordent, une gueule ronde s’ouvre au centre, elle s’y engouffre, sombre…je m’en irai dormir dans le paradis blanc…

 

 

 

Le film se termine. Musique envoutante. Entêtante. Elle reste collée au dosseret, comme si la musique était sans fin, éternel retour. Les thèmes s’enchainent, se répètent, s’entrelacent avec cette vie volée, héroïne emprisonnée dans une atmosphère de folie à l’issue incertaine. Film de l’enfermement, Susanna est si bêtement tombée, par erreur dirait-on, dans un univers délirant d’illusions, ignorante de ce que ses jeunes compagnes d’infortune font et défont dans ce centre psychiatrique. D’accord, les images la tourmentent, fascinantes plus que violentes, mais c’est surtout la musique qui la scotche à son lit, et continue à l’envahir après le générique de ses leitmotivs magnétiques. Pourquoi avoir choisi ce film, téléchargé pour le revoir, violente nécessité d’infliger de nouvelles images et musiques à ses nerfs en fusion. Éteindre son Ipad, vite. Une vie volée. Ce titre français est-il plus juste que le titre québécois, nord-américain ? Jeune fille interrompue. Qu’est-ce qui est interrompu ? La vie ordinaire, coupée brutalement par un diagnostic médical étonnant… L’héroïne, suspendue dans la course de sa vie, parachutée dans une folie onirique… Et elle, Juliette, sa vie est-elle volée, ou est-elle une femme…interrompue, suspendue, hors de sa vie, hors d’elle-même ? La musique, Girl interrupted, résonne encore après la fin du générique. Éteindre, oui, l’image, le son, mais comment éteindre sa tête… Drôle de besoin de s’infliger ça… De se punir… Ou d’y chercher un signe, une explication… Elle éteint la petite lampe laissée allumée à la tête du lit, par habitude. Le noir. Elle entrouvre la fenêtre sur la nuit sans lune et sans étoiles. Les ténèbres l’apaisent, chuintement d’une chouette, feulements de chats errants au loin, l’ouïe se concentre sur d’autres sons, qui pourraient en inquiéter d’autres, mais pas elle. Pas là. Peu à peu le silence revient avec la nuit, peuplé de mille petits détails sonores qui en font un silence parfait. Sa conscience, emballée dans une course folle, retrouve son ordre, enfin.

 

Des pas feutrés dans le couloir. Une aide-soignante de nuit. Cacher son Ipad, réflexe puéril. Elle a pu le garder, là où elle est ? Ne se souvient de rien. Des refrains de chansons qui tournent dans sa tête, c’est tout. Ce qu’elle faisait aux urgences, d’après ses bribes de souvenirs, ce qu’elle fait ici et pas chez elle, mystère. Une série de mystères qui lui échappe. Elle a dormi pendant des heures, des jours peut-être, jusqu’à saturation. Puis, réveillée au milieu de la nuit, impossible de se rendormir, la main à tâtons sur la table de nuit, l’Ipad laissé là, par qui, pour quoi ? Un film vu par réflexe, faire quelque chose quand le sommeil n’est pas là, pas le meilleur choix, mais bon… Si quelqu’un vient, il ne faudra pas qu’elle oublie de demander ce qu’elle fait là, ses souvenirs sont si vagues, acquiescements passifs et endormis, transfert dans un autre lieu, un autre lit, sans explications dont elle se souvienne. On a bien dû lui dire quelque chose. Et au bureau, personne ne s’inquiète ? A-t-elle reçu un coup sur la tête ? État de choc, c’est la phrase qui lui revient, entendue certainement, mais quand, par qui ? Les pas entrouvrent sa porte, silence de la nuit, rien ne transparait, les pas s’éloignent, elle reste avec ses questions. Remettre de l’ordre. Et attendre.

 

Le couloir s’anime à nouveau. Un plateau à côté d’elle. Presque plein. Juste grappillé. Aucun souvenir d’avoir avalé quoi que ce soit. Sommeil sur sommeil. Sombré, encore et encore, ses yeux qui se ferment, rien ne les retient. Pas le souvenir d’avoir jamais autant dormi. Jusqu’à ce film, sortie des limbes.  Sa porte s’ouvre, doucement.

-       Bonjour Madame Dousse. Est-ce que je peux vous déranger un peu ? Le médecin m’a demandé de passer vous voir quand vous seriez réveillée. Je suis la psychologue. Je veux juste parler un peu avec vous.

-       Bon…jour… par…ler… mal…

-       Ne vous fatiguez pas. Il est probablement encore un peu tôt. Si vous le permettez, je vais juste m’assoir auprès de vous. Si des mots vous viennent. Sinon, je vous regarde dormir.

-       Dormir… non… plus… 

-       Vous ne dormiez plus ? Vous n’arrivez plus à dormir ? Le contrecoup. Ils ont dû vous assommer de somnifères, nécessaire un moment, pour récupérer, un vrai poison à terme. Vous voulez la télé, ça peut aider ?

-       Non…

Son Ipad sort de sous les draps. Éteint. Mais le signe d’une ouverture, d’un monde possible hors de cette chambre dont elle ignore tout.

-       Pour…quoi ? où…suis-je ? 

-       Ah, vous avez votre Ipad, une bonne chose, pour ne pas vous couper de l’extérieur… encore mieux que la télé…

-       L’ex…térieur… coupée… comme dans le film…

-       Le film ? Quel film ? Vous parlez de mieux en mieux. Vous avez l’air de sortir de votre bulle. Tant mieux, je préfère que vous récupériez un peu naturellement après les médicaments, plutôt que de vous faire entrer dans un cercle vicieux. Mais je parle, je parle… Au lieu de vous laisser parler, mon métier, pourtant ! Ah, la peur du vide… Un film, vous disiez, vous aimez le cinéma ? Vous y allez souvent ? Vous l’avez vu il y a longtemps ?

-       Non… là… juste… cette nuit… pas sommeil…

-       Ah, sur votre Ipad, je comprends mieux. Un film que vous aviez téléchargé… c’est bien pour passer le temps en cas d’insomnie… ça calme…

-       C’est pas ce que je dirais. Pas vraiment le style paix intérieure. Plutôt prends tes jambes à ton cou ou cache-toi la tête dans le sable !

-       Oups… désolée… mais c’est quoi, ce film ? Quelle idée de voir ça dans votre état ? Du repos, on vous a ordonné du repos…

-       Qui m’a ordonné ? Je ne sais même pas ce que je fais là, ni où je suis. Dans le doute, se bousculer un peu, ça fait du bien, aussi ! C’est vous, la psychologue, après tout, ça pourrait vous parler.

-       Vous reprenez du poil de la bête ! C’est impressionnant à quelle vitesse vous vous relevez. Vous n’arriviez pas à articuler, et là c’est moi qui perds mes moyens ! Bravo ! À ce rythme, vous n’allez même pas avoir besoin de thérapie.

-       Heummm…

-       Et si vous me parliez de ce film, alors. Vu l’effet qu’il vous a fait, j’ai besoin d’en savoir plus. 

-       Donnant donnant, vous me dites ce que je fais là, et je vous parle du film.

 

Le marché fonctionne. Les détails de son malaise lui reviennent. La présence de Géraldine. L’infirmière de la boite. Le médecin. Une voix douce. Des doutes. La voix de Géraldine qui insiste. Elle comprend maintenant que c’était pour que l’on ne la renvoie pas chez elle seule. Une amie, Géraldine, une vraie, elle l’a trop négligée. Elle aurait pu lui parler de ces appels incessants, harcèlement, c’est le mot à la mode posé sur ce qu’elle vit, mais le mot ne suffit pas. Il ne bloque pas la réalité. Rien ne peut l’arrêter. Elle est piégée, intérieurement, ne voit pas d’issue. Comment sortir d’un piège qu’on a soi-même contribué à fabriquer, comment l’ouvrir quand il se referme régulièrement un peu plus ? Elle parle du film, cette vie volée qui est la sienne. Quoi qu’elle fasse, comme l’héroïne, elle revient à cette folie dont elle ne sait plus si c’est l’autre qui la fabrique, ou elle. L’autre, lui, a l’air très normal, rien n’altère son comportement. C’est elle, la femme interrompue. Sa vie a pris une drôle de direction. Elle a mis du temps à voir venir le danger. Et encore, en était-elle sure ? N’était-elle pas en train de rêver, de se faire des idées, elle a une imagination si fertile, habituée à se reconstruire des tas d’histoires à partir de la sienne, banale en apparence. Et même là, maintenant qu’il l’a retrouvée, de quoi est-elle sure ? Le hasard existe. Elle voit peut-être bien des manigances là où il n’y a que concours de circonstances. Même les appels à répétition. Il ne supporte pas son silence. Elle a été amoureuse, elle aussi, profondément, et de lui, elle n’aurait pas supporté l’indifférence, le silence opposé à ses demandes, à ses mots d’amour. Ce qui l’excède aujourd’hui où elle ne l’aime plus, c’est ce qu’elle aimait tant autrefois. Pourquoi faut-il qu’elle mette des mots décisifs sur une banale histoire d’amour qui se termine comme elle n’aurait pas voulu ? En fait, c’est peut-être vraiment grâce à lui qu’elle a été embauchée là, où elle s’est sentie protégée, puis que le patron lui a créé cette promotion récente. Dire que Géraldine lui en a voulu ! Alors que, si ça se trouve, c’était seulement une opération bidon, histoire de lui donner l’impression qu’elle était importante, flatter son égo pour raviver son amour. Si ça se trouve, c’était un coup d’épée dans l’eau, cette affaire d’accueil de migrants, est-ce qu’elles y avaient vraiment cru, au fond ? La direction qui essaie de se donner bonne conscience, et entraine la mairie, qui n’y croit pas beaucoup non plus… 

 

-       Eh bien, dites donc, pour quelqu’un qui bafouillait quand je suis arrivée…

-       Oui, excusez-moi, je n’arrive plus à m’arrêter.

-       Tant de choses refoulées, depuis si longtemps. On dira que vous aviez vraiment besoin de parler, qu’il vous manquait une confidente…

-       Je dirais plutôt que vous êtes forte, comme psy, avec votre air de ne pas y toucher. On vous donnerait le bon dieu sans confession, à parler de tout et de rien. Et au final, vous me faites tout dire ! 

-       Et cela vous a fait du bien ?

-       Je n’avais jamais autant parlé, depuis des années.

-       Vous n’aviez pas une amie, à qui vous auriez pu vous confier ?

-       Géraldine, ma collègue, c’est la première depuis longtemps à qui j’ai commencé à parler. Mais je restais toujours sur la retenue…

-       Bon, je suppose que vous ne m’avez pas tout dit non plus. Il doit bien en rester. Ou sinon, vous allez me mettre au chômage ! Enfin, façon de parler, ce n’est pas le travail qui me manque, les médias parlent assez du déficit de personnel soignant. Mais, ce n’est pas tous les jours que j’ai l’impression d’être aussi utile. Alors, si je peux continuer un peu avec vous, moi aussi ça flattera mon égo, comme vous dites !

-       Y a pas de raison !

-       Et finalement, vous acceptez de rester un peu dans cette unité de repos, quelque temps, histoire de continuer à me raconter votre vie, et à vous retaper un peu ?

-       Si vous me laissez mon Ipad…

-       Vous avez une connexion ? Ah oui, il est en 4G. Mais si c’est pour voir des films comme La vie volée, je vais finir par vous retrouver en charpie. Peut-être que vous pouvez trouver des choses plus légères à voir…

-       J’en tiendrai compte ! Merci, en tout cas.

-       Merci de quoi, d’avoir fait mon boulot ?

-       Ben oui, on peut aussi remercier pour un boulot bien fait !

-       Le boulot bien fait, vous y êtes aussi pour quelque chose ! En attendant, trêve de politesse. Vous n’allez pas rester couchée comme une malade. Je vais donner un avis favorable à votre maintien ici, mais à la condition expresse que vous adoptiez un rythme de vie normal. C’est fini, la sieste à l’infini… 

-       D’accord, chef !

 

La porte s’entrouvre sur le visage surpris d’une aide-soignante, pas si fréquent d’entendre de tels éclats de rire dans une chambre de maison de repos ! Est-ce bien l’idée qu’elle se fait de l’ordre qui doit régner ? Son visage s’ouvre sur un large sourire. Tout peut arriver. Il y en a même qui soignent par le rire. Elle n’a jamais entendu dire que cette psy avait cette spécialité. Elle doit l’avoir au naturel. Encore mieux.

 

************************

 

 

« Avec la saison qu’on a ! ». Géraldine est debout, à la fenêtre, passée après sa journée de travail, juste un moment, pressée, non, elle ne s’assoit pas, elle parle, elle parle, Juliette ne l’a jamais autant entendue… Peur du silence, peur de la maladie, de la dépression sourde qui ne dit pas son nom… Assise sur le fauteuil, Juliette se tait. Elle a déjà beaucoup parlé. Tout remue dans sa tête. Tout ce qu’elle a dit pour la première fois, à une autre, à elle-même. Ce besoin de parler qu’elle avait si bien occulté …

« Avec la saison qu’on a ! » Certes, un jour il fait beau, le lendemain il tombe des torrents, on frôle le gel, et voilà que le soleil revient… Mais de là à blablater, le dérèglement climatique a bon dos ! Y a plus de saison, ma bonne dame… Grand sourire, non pour l’encourager à continuer, mais un sourire venu tout seul, évocations multiples…

-       Ça fait du bien de te voir sourire, si tu savais ce que tu m’as fait peur… Et là, je parle, je parle, qu’est-ce que tu dois te dire ! Mais c’est vrai aussi que je me suis demandé… Le programme est suspendu, déjà ça… Mais avec la saison qu’on a, au stade, c’est chaud, tous les soirs une compétition, ou une réunion, et le weekend ça n’arrête pas… Je t’avais dit que je faisais partie du bureau de l’athlé, j’en ai fait beaucoup dans le temps, j’ai passé le relai, ma fille et mon fils, aussi mordus que moi à l’époque… Pas une minute à moi… Heureusement qu’au boulot, ça s’est calmé, le « programme migrants » ajourné, la mairie aurait fait marche arrière, pas prêts… c’est vrai que c’était bizarre, ce programme, parachuté, dans un quartier, t’as vu le quartier, pas top… Bon, je parle, je parle, c’est plutôt toi qui devrais parler… mais c’est encore tôt, repose-toi, profite, ça va pas durer… j’ai quand même du mal à comprendre pourquoi ils avaient lancé ce « programme migrants », qu’ils te l’avaient collé, de but en blanc, sans réfléchir aux dégâts collatéraux…

-       Dégâts collatéraux ? 

-       Oui, c’est peut-être fort comme expression, mais ils auraient pu se douter que c’était lourd pour toi, t’es pas du coin, et c’était un drôle de pataquès à te foutre sur le dos… ils auraient voulu te faire craquer, ils s’y seraient pas pris autrement ! Enfin, tu as le sourire, maintenant, profite… Oups, j’avais pas vu l’heure, il faut que je me sauve ! Et avec cette dépression

-       Ah, c’est ça qui te fait peur… t’en fais pas, c’est pas contagieux… 

-       Quoi ? ah non… je parlais de météo…

-       Rions un peu ! Merci, ça m’a fait plaisir de te voir, vraiment…

-       Je repasse bientôt. Bisous, ma belle !

 

Jamais vu Géraldine aussi survoltée. Un vrai courant d’air. Elle d’habitude si posée… 

 

La fenêtre s’obscurcit brutalement. Une grande fenêtre large, immeuble conçu pour le repos, fenêtres de bonne taille. Avec vue sur de grands arbres, des bancs de bois sur une pelouse claire, presque un parc pour la promenade. Peut-être d’ailleurs que les familles viennent s’y promener le dimanche, prétextant une visite à un malade, une mamie, une vieille tante… Mais là, maintenant, non, personne, on ne voit plus à trois mètres. Un énorme nuage explose, le ciel est d’un noir absolu, Soulages n’a qu’à bien se tenir. Un nimbus, oui c’est ça, il le lui répétait constamment, Antoine, nimbus, pas cumulus. Le cumulus, c’est plus clair, grisâtre, moins dense, bizarre d’avoir donné ce même nom au cumulus d’eau chaude, la poésie en prend un coup. Le nimbus, lui, reste net, bas, plombé, impossible d’y échapper, pas de double sens, pas d’espoir de chaleur ou d’éclaircie, il pleut, il va pleuvoir, il a plu, seul le temps peut varier. Et là, ce n’est plus de la pluie, c’est les chutes du Niagara, un déluge, les vannes sont lâchées, facile de croire que la vue s’obscurcit, avec cette cataracte-là. Black-out total. Écouter à défaut de voir, les ploc répétitifs, les brrr des rafales, les plouf, et, à y prêter l’oreille, quelques sons plus fins, indéfinissables, de légers chuintements…

 

-       Madame Dousse… Juliette… excusez-moi, je n’osais pas vous déranger, vous dormiez peut-être…

-       Oh, non, je ne vous entendais pas, la tête ailleurs…

-       Il faut dire qu’avec ce qui tombe ! Je voulais vous prévenir, vous demander. Il y a quelqu’un à l’entrée, qui demande à vous voir. Comme il n’est pas sur la liste de vos visiteurs, nous ne savions pas si nous devions le laisser entrer. 

-       Un homme ?

-       Oui, il se présente comme un ami, Antoine, mais c’est vous qui nous dites.

-       Ah oui, quand même ! Franchement, je ne sais pas si je suis capable.

-       Comme vous voulez, on le renvoie.

 

Tant de bruit pour rien, ce vacarme dehors qui s’évertue à rincer le ciel, promesse de renouveau, des lendemains qui se remettraient à chanter. Ses yeux s’embuent de son incorrigible optimiste, elle a pourtant été prévenue, maintes fois, mais on ne se refait pas, quand la vie a pris son cours, tu peux toujours ramer, courir, pour l’inverser, rien n’y fait, tu n’y peux rien. Et puis ici, dans ce cocon, elle est tellement au sec ! Pourquoi pas ?...

 

-       Oh, et puis non, faites-le venir, mais est-ce que vous pouvez rester pas loin, je vous appelle au cas où ?

-       C’est possible. Je vais rester à trainer dans le couloir, mine de rien !

-       Merci…

 

Il vient d’entrer. La tête basse, enfoncée dans les épaules, un blouson beigeasse, le regard fuyant, vers le coin le plus sombre de la chambre, ne sachant où se poser. Plus rien de cette superbe savamment entretenue et revendiquée. Un pauvre bougre, presque.

 

-       Que fais-tu là ? 

-       Bon…jour… je peux…entrer…

-       C’est déjà fait ! mais je répète, que fais-tu là ? 

-       Quel accueil !... Je m’attendais au pire… on m’avait dit… mais le pire, non… je dirais pas ça… tu parais en forme… comprends pas ce que tu fais là…

-       Mais dis-toi bien que ça ne te regarde pas ! Tu n’as rien à faire ici !

-       Eh bien, quel accueil, c’est sûr ! si je m’attendais à ça… pour quelqu’un qui vient juste prendre de tes nouvelles… pour t’aider…

-       Je n’ai pas besoin de toi, pas de ton aide, et les nouvelles, tu vois, elles sont nouvelles, je me passais bien de toi, et j’ai l’intention de continuer, si tu n’étais pas revenu mettre ma vie en vrac.

-       Drôle de manière de me remercier ! Une promo inespérée dans un quotidien si morne…

-       Une promo, soi-disant, belle promo ! qui m’a fait dévisser, dans les belles longueurs… une trouvaille tellement bien vissée que la mairie a tout lâché sans attendre… Je ne sais pas ce que tu cherchais, ce que tu cherches encore, mon quotidien morne me va bien, et j’ai bien l’intention de le poursuivre.

-       Mais, ma pauvre fille, même ce poste débile, tu me le dois, juste à claquer des doigts, et tu n’as plus rien, tu n’es plus rien…

-       Ah, nous y voilà, tes bons sentiments sont repartis, ta compassion aura été courte, te revoici tel qu’en toi-même… 

-       … 

-       Madame, s’il vous plait, vous pouvez venir… oui, merci, faites sortir monsieur, s’il vous plait, je suis fatiguée…

-       Allez, Monsieur, vous devez sortir maintenant, déjà vous avez bénéficié d’une visite exceptionnelle, Madame Dousse doit se reposer, elle est là pour ça, vous ne pouvez pas rester, désolée, mais c’est le règlement.

-       Et ne pas revenir…

 

Parti. Rincé, en apparence. Aussi essoré que les arbustes dont la ligne est presque couchée à terre sous l’effet des rafales liquides. Suite en fa mineur. Ou prélude d’un genre nouveau…

 

 

Réveil en douleur. Rêvons en bleu. Lui penaud, là, devant elle. Presque menaçant puis filant doux. Exfiltré par l’infirmière. Sans renâcler. Elle qui ose dire, parler. Elle a rêvé, c’est sûr, en bleu, en rose, en noir… Cette scène qui la hante au réveil… une chimère que va souffler le premier aquilon… retomber sur terre… se barricader contre ces lubies qui inondent sa tête et la submergent… la débordent… de noir, du gout amer du fiel, pas la peine de croire, d’espérer, pour retomber plus bas juste après… assez donné dans le genre se laisser piétiner… trop gentille… 

Et si les jours étaient pliables… dépliables… si elle pouvait revenir en arrière… recommencer… faire les bons gestes, dire les bons mots, ne pas laisser s’installer le cauchemar… elle aurait un joker… ne lui laisserait pas le choix, s’il tient à elle, c’est comme ça, à prendre ou à laisser…

 

-       Alors, Madame Dousse ? Bien dormi ? Pas d’abus d’Ipad j’espère…

 

Arrivée brutale, et douce. Pas attendue. Pensait pas qu’elle reviendrait si vite. Cette scène qui tourne en boucle. En noir. Loin d’une réalité sereine. Ce regard fuyant, tête basse, ce blouson beigeasse, sans allure, ses ma pauvre fille, les litanies qui reprennent, incantatoires, la fascinent et la happent. La tirent loin d’elle, ce qu’elle croyait être elle. Jour ou nuit. Le dehors est d’un gris douteux. Fumées ou nuages, volutes fantasques collées à la fenêtre, ça bouge, s’étire, se rétrécit, part en apothéose, se rabougrit en peau de chagrin…

 

-       Pas l’air d’aller fort… bien ce que je craignais… après ce qu’on m’a dit… suis revenue ce matin… pas prévu, mais…

-       Ce matin ?

-       Oui, même tard, vous avez dormi, beaucoup, depuis hier, depuis cette visite expédiée manu militari. Vous avez bien fait.

-        ???

-       Oui, l’infirmière m’a raconté. Vous avez fait d’énormes progrès. Parler vous a fait du bien. Vous avez été capable d’imposer votre volonté.

-       Je rêve, j’ai rêvé, je crois, je ne sais plus… Tout noir… Les phrases habituelles pour me rabaisser… tellement entendues… que je me répète en rêve… en cauchemar…

-       Quel rêve ? Je me souviens bien de vos mots d’hier. Mais là, c’est la réalité. Votre compagnon, harceleur, appelez le comme vous voulez, est bien venu, nous ne savons pas comment il vous a trouvée et est arrivé jusqu’à vous, mais les faits sont là, l’infirmière dit que vous avez accepté de le recevoir, qu’elle est restée postée à proximité, qu’elle l’a fait sortir quand vous avez appelé, que c’est bien vous qui lui avez dit : « faites sortir Monsieur ». Vous progressez. Acte difficile, mais posé, là, comme un acte. Qui vous a plongé dans un profond sommeil, pas étonnant vu l’effort fourni et le pas franchi.

-       Un rêve…dormir…en bleu…pas en noir…

-       Bon, visiblement vous n’êtes pas vraiment réveillée, vous avez encore besoin de dormir. Une fuite, le sommeil, mais aussi une excellente thérapie. Je reviendrai plus tard, ne vous tracassez pas, c’est mon jour de permanence, je ne bouge pas du service de la journée.

 

Ce rêve, ce cauchemar, ils disent que c’est la même chose, qu’un cauchemar c’est un mauvais rêve… peut-être… son souvenir n’a rien de bleu, de rose, un rêve en noir avec des volutes grises, gris cendre, anthracites. Lui, là, au pied du lit, pas possible, tout simplement pas possible ; encore si elle se souvenait d’un air triomphant, d’un œil narquois, son imagination pourrait se fixer ; mais sur un blouson beigeasse et un air penaud, pas contrit mais penaud, impossible, pas lui, hors cadre. 

 

Un jour, elle s’était trompée dans les courses, avait pris le mauvais paquet de pâtes, des penne à la place de tagliatelle, le dur au lieu du tendre, cuisson plus longue, le croquant sous la dent au lieu du fondant, elle avait eu droit à un cours complet sur les pâtes, leur fabrication, leur cuisson, et comment faisait le petit restaurateur qu’il fréquentait, mais où il ne l’avait jamais emmenée, et comment faisait sa grand-mère, qu’elle ne connaissait pas non plus, elle avait du mal à comprendre si elle vivait toujours ou n’était plus qu’une illusion du passé, important l’illusion improuvable pour s’attribuer ce regard dédaigneux inimitable. Ma pauvre fille… 

Et elle qui argumentait, qui disait ce qu’elle avait lu, dans un magazine sûr, que dans les pâtes ce qui compte, c’est le nombre de grammes de protéines et la cuisson al dente, fuir l’amidon, mauvais pour le gout et la santé. 

Tu l’étales ta science, qu’est-ce qu’ils y connaissent, tes experts, comme si le gout était dans les livres, t’es même jamais allée en Italie…  Ce regard cinglant, autant que le ton des mots prononcés…

 

Elle n’avait pas sa clé, ne la retrouvait pas, ni dans ses poches, ni dans son sac, perdue, oubliée ? La panique sur le palier… Comment faire ? Elle sonne, frappe à la porte. Rien. Elle l’appelle. Rien. Pas de réponse. Recommence. Envoie un texto. Rien. Appelle encore. Laisse un message sur sa boite, voix angoissée, perdue. Pas de réponse. Il ne la rappelle pas. Commence à pleurer sur le palier. 

Pas de concierge, c’était pratique les immeubles où il y avait une concierge, on pouvait lui laisser une clé, mais le modernisme, la suppression des emplois inutiles… 

Elle aurait dû laisser une clé chez quelqu’un, mais sa mère est loin, pas de copine qui habite à proximité, et ses copines, elle les voit de moins en moins, sa mère aussi d’ailleurs. 

Ses larmes s’arrêtent, ça ne changera rien. Elle s’assoit sur le palier, il finira bien par rentrer, ou par sortir son téléphone, voir qu’elle a appelé, écouter, lire son message. Elle attend. Somnole un peu. 

Combien de temps ? ça dure… La porte s’ouvre. Il était là, à l’intérieur. N’a pas répondu à la sonnette, au téléphone, l’a laissée avec son angoisse, sur le palier. Et a ouvert quand il a voulu, maitre absolu. 

Elle entre sans un mot, voit ses clés sur la tablette de l’entrée où elle les avait oubliées, en pleine vue, les récupère, il les avait forcément vues, cette manière de la punir comme si elle était une gamine qui n’a pas rangé ses jouets. Elle se tait, se terre, pas la peine d’en rajouter, de discutailler, elle n’aura pas le dernier mot, dans les reproches il est nettement plus fort qu’elle.

 

Tellement vécu, le cauchemar. Les attentes interminables, il a dit qu’il serait là à telle heure. Elle pourrait entreprendre quelque chose, mettrait l’appartement en vrac avec le désordre induit par ses activités « créatives », hésite, repousse, ne fait rien, plus simple. 

Il a dit qu’il irait avec elle chez des amis dont il lui parle, régulièrement, qu’il l’emmène cette fois. Elle attend. Encore. Ne fait rien. Attendre. Le diner ? Une invitation ? Elle a rêvé. 

Il n’en a jamais parlé, elle s’est fait des idées, une fois de plus, tu passes ton temps à te bourrer le mou, franchement c’est pas facile de vivre avec toi. On l’avait prévenu, il n’avait pas voulu le croire, elle semblait si bonne. Qui est ce on ? Elle se demande encore. Un on pratique pour servir sa perfidie. Un on troublant, qui met du jeu dans l’entre-deux, un on-je, un on-tu, un on m’avait bien dit, ma pauvre fille…

 

Et si sa vie était pliable, dépliable, repliable, si elle pouvait la reprendre un peu ici, un peu là, comme un vêtement qui a pris du jeu avec le temps et auquel quelques retouches redonnent son tombé, son allure, son aisance. Redonner de l’allure, du tombé à sa vie, glisser un peu de moelleux dans les interstices, redresser les baleines du dos, lisser le galbe des jambes, remettre du rose à ses joues. Elle est partie, a mis un mouchoir sur sa souffrance, mais rien n’a disparu, le cauchemar est toujours là, larvé, en attente à son tour. Et le moindre incident, la moindre peur le libèrent. Une vie repliée, elle a bien connu… Penser qu’elle pourrait se déplier, s’étirer, s’étaler, du rêve, du rêve pur, et pas en bleu ni en rose…

 

-       Madame Dousse, vous dormez ? 

 

L’infirmière est là, à côté de son lit, la même que la veille, qui l’observe de son regard bienveillant.

 

-       Réveillez-vous, s’il vous plait, doucement, oui, prenez votre temps. Il faut que vous mangiez un petit peu, vous allez vous affaiblir. Et un peu de toilette vous ferait du bien, vous recoiffer, le médecin va passer bientôt. Il veut vous voir. Buvez au moins votre café pendant qu’il est encore chaud. Ça vous fera du bien, et vous réveillera un peu. Vous avez déjà beaucoup dormi.

 

Elle obtempère, sirote le café bien chaud, croque les biscottes l’une après l’autre, un yaourt, une compote, lentement, l’appétit revient… Va dans la salle d’eau, le minimum d’ustensiles de toilette, se brosse les dents, se lave le visage, va chercher son sac, un échantillon de crème hydratante, un trait de rouge sur ses lèvres, se brosse les cheveux, pas vraiment une allure de star, mais déjà plus présentable. S’assoit dans le fauteuil. Regarde par la fenêtre, les nuages sont moins sombres, plus fluides, la pluie s’est calmée, une vague bruine nimbe les arbres d’un cocon rassurant.

 

-       Alors voici notre grande malade !!! Oh, excusez-moi, je ne peux pas m’empêcher, ma tendance à la moquerie finira par me jouer des tours. Notez bien que je n’en abuse pas, seulement quand je sens que tout caractère de gravité est écarté. Et votre bonne mine ne ment pas !

-       Bonjour docteur, vous croyez ?

-       Je n’ai qu’à vous regarder pour être rassuré ! Ma collègue qui vous a adressée à nous m’a expliqué, j’étais un peu inquiet, mais me voici rassuré.

-       Seulement sur ma mine ?

-       Non, j’exagère, je viens de parler avec notre psychologue. Elle me dit que vous avez pu parler longuement hier, que vous avez évacué énormément de tensions et de nœuds, c’est son vocabulaire…  Et que vous avez posé un acte fort hier après-midi, mais là, son vocabulaire ne m’en dit pas trop, je sèche… 

-       Mme Dousse a accepté de recevoir son ancien compagnon qui en faisait la demande, je suis restée à proximité, et elle m’a demandé de le faire sortir quand il s’est fait insistant et inquiétant. J’ai rapporté ce fait à Mme la psychologue, qui a trouvé que c’était un acte fort, c’est ce qu’elle a voulu dire, je pense.

-       Merci, Madame, pour vos éclaircissements. En effet, un acte fort. Vos examens sont bons. Vous avez beaucoup dormi, une mine éblouissante. Vous allez pouvoir rentrer sortir assez vite. Je sais, on m’a dit que vous êtes dans une situation compliquée, une maison isolée. Peut-être pouvez-vous trouver une solution temporaire ? Aller chez quelqu’un ? Ou que quelqu’un s’installe chez vous quelque temps pour vous sécuriser. Fuir ne sert à rien. Et, malheureusement, la situation hospitalière actuelle ne permet pas des hospitalisations de confort qui pourtant seraient bien utiles.

-       Je ne sais pas… je suis seule ici…

-       Oui, on m’a dit, nous allons prendre le temps d’y réfléchir. J’ai un peu de temps ce matin. Un détail à régler, et je reviens pour parler avec vous. En attendant, j’ai besoin de comprendre comment cet homme a pu vous retrouver, nous avions donné des consignes. Qui a pu cafter ? Il y avait peu de personnes dans la confidence. Vous avez une idée ?

-       Peut-être…

-       Alors vous me direz… à tout de suite.

 

 

« Ça a débuté comme ça. Moi j’avais jamais rien dit. Rien. C’est la psy qui m’a fait parler. »[5] Que se passe-t-il depuis quelques jours ? Elle parle, d’elle, comme si de rien n’était. Avec ce médecin qui vient juste d’entrer, sortir, puis revenir. Comme promis. Pourquoi l’a-t-il mise en confiance ? Les digues cèdent, l’une après l’autre. Ça sort, va savoir pourquoi. En plus, il avait l’air plutôt pressé, pas du genre à s’assoir et attendre des confidences. Et il écoute, attentif, opine, discrètement, laisse le flot s’écouler, en silence. Ou presque.

-       Et vous n’aviez pas une amie, une proche à qui vous confier ?

 

Comment expliquer que les amis, à ce moment-là, sont hors course ? 

Le cercle s’est rétréci, peu à peu lassé des rodomontades continuelles mâtinées de tant d’acrimonie, l’aigreur fait fuir, teintée d’un sentiment de déranger. On sent bien que quelque chose ne tourne pas rond, mais quoi, et pourquoi ? 

On n’a pas vraiment le temps de creuser, on ne le prend pas, on préfère maintenir une dose raisonnable d’hypocrisie, pour ne pas déranger, s’ils sont bien comme ça, après tout, c’est leur affaire. 

Et elle, oui, elle est pâlichonne par moments, mais aussi, elle doit travailler trop, comme beaucoup d’entre nous. 

C’est déjà compliqué de faire avec sa propre vie, alors comprendre ce qui se passe dans celle des autres… et ils ont l’air heureux, malgré tout, il y a bien un truc bizarre entre eux, mais quoi… elle n’en dit rien, s’il y avait quelque chose, elle parlerait. Alors, wait and see ! 

Et les semaines passent. 

Les meilleures amies, deux en fait, sont loin, leur boulot les a, une expatriée, l’autre envoyée à l’autre bout de la France. 

Alors, on s’appelle, oui, de temps en temps, mais difficile de s’épancher à distance. 

Et puis, dire c’est franchir le pas, ce serait accepter de se dire à elle-même que, là, ça va trop loin, elle ne peut pas continuer à vivre avec quelqu’un qui la méprise, la rabaisse, qui oscille entre la porter au pinacle, tu es si belle, si désirable, je ne peux pas me passer de toi un seul jour, et l’oublier, passer à côté d’elle comme si elle n’existait pas, la transparence absolue, je ne sais pas si vous connaissez ce sentiment, Docteur, cette impression que vous n’êtes plus là, votre corps est là mais vous non, vous avez disparu, vous n’êtes même plus l’ombre de vous-même, vous n’êtes plus. Ça porte en nom, dans le jargon médical ?

 

-       Je ne sais pas exactement, ce n’est pas vraiment mon domaine. Ma collègue psychiatre serait mieux à même de poser un diagnostic. Je vais lui demander. Elle m’a juste tracé votre histoire à grands traits. Mais ce que vous me dites m’intéresse. Personnellement.

-       Ne me dites pas que vous vivez une histoire pareille !

-       Non, je vous rassure. C’est autre chose. Mais alors, qu’est-ce qui vous a poussée à partir, à prendre cette décision difficile, seule ?

-       Le trop… le geste, le mot, de trop… comme un coup de tête si longtemps mûri qui se déclenche juste à ce moment-là…

-       Et le courage ; vous parlez de trop, de coup de tête, mais c’est du courage dont vous faites preuve à ce moment-là, et un sacré courage, même !

-       Oh non, du courage, non, le courage ç’aurait été de lui dire en face que je n’en pouvais plus, qu’il était allé trop loin, que c’était le point de non-retour, tous ces mots, ces phrases que je me répétais sans cesse, qui tournaient en boucle la nuit, le jour… Là, c’était fuir… c’est pas du courage de fuir… la preuve, c’est que ça me poursuit…

-       Mais justement, vous avez su résister, là c’est du courage ! Vous avez fait un sacré pas…

-       Si vous le dites !

-       Oui. Et maintenant il faut que nous parlions de la suite. Nous n’allons pas pouvoir vous garder indéfiniment, comme je vous le disais tout à l’heure.

 

Alors ça se bouscule. Sortir. Rentrer chez elle. Quitter ce cocon. Parce qu’elle a parlé. Protégée des regards, des jugements, protégée d’elle-même. Revenir dans le monde, de ceux qui savent qu’elle a craqué, ou non, mais elle le sait, elle ne peut plus faire comme si, croire que tout va bien, que sa vie est normale. Continuer à fuir, plus possible. Assumer. Mais comment. Se retrouver seule, chez elle, dans sa campagne isolée. 

-       Je crois qu’il vous faudrait un sas. Avez-vous de la famille chez qui vous pourriez aller quelque temps ?

-       Pas vraiment… compliqué…

-       Et votre amie, votre collègue qui vient vous voir, Géraldine, je crois, peut-être…

-       Mais je ne la connais pas assez…

-       Est-ce important ? Nous lui avons parlé, nous lui avons demandé de venir pour chercher une solution. Elle s’inquiète de vous savoir seule dans votre maison isolée. Elle serait prête à ce que vous alliez chez elle quelques jours, histoire de voir, d’être entourée…

-       Mais je ne suis même jamais allée chez elle…

-       Une bonne occasion de découvrir ! De quoi avez-vous peur ? Ne refusez pas la main tendue. Vous ne pouvez pas toujours vous en sortir seule, acceptez un peu d’aide, simple conseil…

-       Est-ce que j’ai le choix ?

-       Pas vraiment. À moins que vous ayez une meilleure proposition. Je vous aurais bien prise chez moi, mais pas sûr que mon épouse apprécie, je ne suis déjà pas beaucoup à la maison !

 

Éclats de rire. Géraldine allait venir pour discuter les modalités pratiques, le temps de s’organiser chez elle. Demain elle pourrait sortir. Et cela ne lui ferait pas de mal de revenir dans la vraie vie, marcher, manger normalement, parler de tout et de rien. 

 

 

******************

 

Une résolution. Accepter la main tendue. Arrêter de se réfugier dans une plainte intérieure qui la ronge. Géraldine a été super. Sa famille joue le jeu, entourer Juliette d’une délicate présence sans s’imposer. Comment peut-on être aussi sensible, prévenant, il y a des formations pour ça ? Peut-être bien que Géraldine pourrait vraiment être son amie, ce que Juliette imagine d’une amie… Celle qui tend la main sans demander, sans juger, qui écoute juste si tu as envie de parler, et se tait, ne t’accable pas de questions… Bon, c’est juste quelques jours, elle ne va pas s’imposer, le temps de se remettre sur pied, de faire le point, c’est si bon d’être entouré, mais elle ne peut pas s’empêcher de penser qu’il y a quelque chose d’un peu forcé dans cette gentillesse qui l’entoure, un ordre des médecins à respecter, ne pas faire de vagues. Qu’est-ce qu’elle a pu dire à son mari et à ses enfants, Géraldine, comment a-t-elle pu la présenter ? Une dépressive qu’il ne faut pas brusquer, une collègue qui a pété les plombs et qu’il faut aider quelques jours, une déréglée mentalement, non, certainement pas, ça fait peur, ils ne seraient pas aussi gentils, des regards en coin marqueraient l’appréhension de se trouver mêlés à une histoire qui ne les regarde pas.

 

  • Coucou, et cette journée, correcte ? Tu arrives à te reposer, à récupérer ?
  • Oh oui, merci, j’ai l’impression d’être off, sur pause. Heureusement que tu es là, et ta famille, vous êtes vraiment super.
  • Écoute, c’est le moins qu’on puisse faire, si on se s’aide pas un peu, « le monde fond et flue à flots », rassure-toi, ce n’est pas de moi, j’ai entendu cette phrase à la radio ce matin, je l’ai trouvée belle, je te la ressers…
  • Le monde fond et flue à flots… en effet… c’est beau, et vrai… quand je pense à ces migrants sur lesquels on nous a construit une illusion, pour nous faire miroiter quoi derrière de poste bidon ? Qui s’est défilé au final, la boite ou la mairie ?
  • Ça, tu vois, je crois qu’on ne le saura jamais. Ou peut-être toi, par ton ex. Non, je blague, j’espère bien que tu es guérie. D’ailleurs, je voulais te dire, j’ai invité des amis à diner…
  • Ah non, tu ne me fais pas le coup de la copine à caser !
  • Non, je ne me permettrais pas ! Mais j’ai parlé de toi à un bon copain, ton histoire, ton craquage, il a été ému, voudrait bien échanger avec toi, je lui ai donné ton portable, tu ne m’en voudras pas j’espère, de toute façon si tu ne veux pas lui répondre, tu lui dis, ou tu gardes le silence, il n’insistera pas.
  • Comme tu y vas ! Mon portable… C’est vrai que j’ai vu qu’il y avait un message, je ne l’ai pas ouvert aujourd’hui, repos.
  • C’est comme tu veux. Aucun problème si tu veux le rembarrer. Mais ça peut t’aider, un mec c’est pas comme moi…

 

C’était donc ça qui clignotait sur son portable, qu’elle n’avait pas voulu ouvrir, tellement peur que ce soit encore l’autre, mais non, elle le connait, il va se tenir à carreau quelque temps, disparaitre, puis il réapparaitra au moment où elle s’y attendra le moins. Elle va devoir se blinder si elle ne veut pas retomber dans le panneau. Prendre la main tendue, lui a dit le médecin, ouvrir ce message, une main tendue peut-être.

 

Bingo, c’est bien le copain de Géraldine, qui se présente, Loïc, dit son intérêt pour elle, il aimerait bien passer un peu de temps à parler, ou plus peut-être, il lui envoie des photos, pour la mettre en confiance, qu’elle voie à qui elle a affaire, qu’elle le reconnaisse quand ils se rencontreront, il n’en doute pas, si elle peut aussi lui envoyer des photos, il aimerait bien mettre un visage sur la description de Géraldine. 

 

Bel homme sur les photos, brun, il a l’air mince, il aime bien prendre la pose visiblement, mais pourquoi pas, s’il est comme sur les photos, il pourrait lui redonner gout à la vie. Elle fait ce qu’elle n’a encore jamais fait, elle répond, un sms court, pas de photo, elle n’en a pas en stock, ne sait pas bien faire un selfie, elle s’y trouve toujours moche. Ils échangent, elle est surprise qu’il insiste sur ces photos, il lui en envoie d’autres, il doit aimer se prendre en photo, lui dit qu’elle peut demander à Géraldine de lui en faire une, c’est un peu gênant, mais après tout c’est elle qui l’a mise sur ce coup. Voilà, c’est fait, pas de question, aucune remarque, discrète, juste pris les photos et retournée à ce qu’elle faisait. 

 

Il la complimente, physique intéressant, il est séduit, mots doux d’usage, elle trouve que ça va vite, ils ne se connaissent pas, il est déjà conquis, il sait qu’il ne sera pas déçu. Elle lui dit peut-être, mais il faut qu’on se voie, je ne peux pas savoir avant, je ne peux pas être conquise seulement par des photos et des mots. C’est vrai, mais ils vont se voir vite, chez Géraldine, c’est prévu, elle l’a invité à un apéro-diner, une bonne occasion. 

 

Elle dit oui, c’est vrai, Géraldine lui a dit, demain, vendredi, c’est la fin de la semaine, les copains seront plus détendus, ça permettra de passer un bon moment. Ils se verront. Il a hâte, il est déjà séduit par leurs échanges, sa sincérité, ses photos, il attend qu’ils puissent se parler vraiment. Elle est plus réservée, ne se fie ni aux photos ni aux discussions par sms, mais pourquoi pas, puisque Géraldine les a mis en contact, elle sera contente de le voir, mettre une réalité sur ces images. Les échanges continuent, un bonsoir tendre, elle coupe son portable pour la nuit, demain est un autre jour, et sa bonne résolution ne doit pas non plus l’empêcher de dormir.

 

 

  • Tu veux que je fasse quelque chose pour ce soir ? C’est sympa d’avoir invité des gens…

Géraldine est partie tôt, elle ne l’a pas vue avant, s’est réveillée un peu tard, pas d’impératif, elle en profite pour récupérer le sommeil perdu. Son amie lui dit que non au téléphone, ça va, elle a décalé sa journée, plus tôt le matin plus tôt le soir, elles prépareront ensemble, et elle ne veut pas se prendre la tête, c’est juste des trucs à grignoter, elle a prévu des trucs tout prêts, et les boissons sont aussi déjà là, vin, apéro, jus de fruits. Qu’elle ne s’inquiète pas, elle est là pour se reposer, qu’elle en profite. Et Denis va aussi rentrer plus tôt, il prendra les enfants après leurs activités, ils n’auront pas besoin de ressortir, et elles auront le temps de bavarder un peu en préparant, elle est bien consciente de ne pas lui avoir accordé assez de temps ces derniers jours.

  • Mais enfin, Géraldine, tu fais déjà tellement…

 

 

Les sms ont continué, un bonjour, puis régulièrement, de petits messages courts, comment ça va, heureux de te voir ce soir, deux nouveaux selfies, des cadeaux pour toi, lui écrit-il, elle se demande bien en quoi ce sont des cadeaux, mais ce doit être une façon de parler. Elle répond, parfois, quelques mots, ne pas trop s’engager, il s’emballe vite, elle est plus réservée, ne sait pas pourquoi elle s’est embarquée là-dedans, ou plutôt laissé embarquer. Bon… Elle en aura le cœur net ce soir. Le ton devient de plus en plus empressé au fil de la journée, le beau brun ténébreux qui s’annonce commence à la titiller, serait-elle en train de craquer, elle ne se reconnait plus, il y a bien longtemps qu’elle n’avait plus pensé à l’amour. Depuis qu’elle avait croisé ce collègue, qui n’avait fait qu’un bref passage dans leur bureau, elle cherchait ses regards, ils s’étaient souri plusieurs fois, son cœur avait tremblé, un réveil, un espoir ? Ils n’avaient même pas pris un verre ensemble, juste le café à la machine, quelques mots, sensibles, entendus, un frôlement de mains. Et il était reparti comme il était venu, un mirage, elle gardait l’empreinte de son visage, de ses yeux verts, de ses cheveux bruns. La vie continue.

 

 

 

  • Tiens, on va pousser la table sur le côté, mettre les chaises un peu à l’arrache, pour faire plus convivial. On posera tout sur la table, chacun viendra se servir. Ça change un peu d’un diner, c’est le concept…
  • Le concept ! Ouahhh… Un apéro avec des trucs à grignoter pour parler, faire connaissance, c’est ça… le concept apéritif dinatoire…
  • Eh bien, t’as retrouvé la forme on dirait, il y a belle lurette que tu plaisantes plus comme ça ! C’est la perspective d’une belle rencontre ?
  • Oh, là, on verra bien. Moi, tant que j’ai pas vu… 
  • Mais t’es partante ?
  • Pourquoi pas, disons que ça ferait partie de ma bonne résolution, accepter une main tendue, et j’ai bien besoin de recommencer à penser à moi.
  • J’te l’fais pas dire…

 

 

La table s’est remplie. Juliette harmonise la disposition de tous les petits plats qu’apporte son amie. Des trucs tout prêts, de traiteur, mais aussi pas mal de petites choses qu’elle a faites elle-même, elle dit qu’elle ne fait rien, ne veut pas se donner de peine, une manière de dire, comme beaucoup de maitresses de maison. Du coup, elle ne discerne pas bien ce qui est maison de ce qui est traiteur. Elle dispose bien au centre le guacamole, super appétissant avec son vert gazon parfait, autour les nachos, puis par cercles concentriques les crudités, les mousses de poisson, les saucissons et chorizos, les dés de fromage. Un peu de couleur, du rouge avec les radis et les tomates cerise placés juste où il faut pour répondre au vert, du blanc, du rose avec les mousses qui tranchent par leur délicatesse et leur couleur avec le brut des cochonnailles. Les verres maintenant, en corolle, elle se défoule, ne s’est pas occupée de préparer une table depuis si longtemps, et Géraldine lui laisse carte blanche, l’encourage chaque fois qu’elle revient apporter quelque chose. Maintenant les serviettes, en éventail, de petites assiettes et de petites fourchettes pour se servir et se déplacer à l’aise.

 

  • Mais nous serons combien, au fait, tu m’as pas dit.
  • On devrait être huit, si personne n’a d’empêchement. Mais à cette heure-ci ils auraient prévenu !
  • Tout ça pour huit…
  • Les enfants vont aussi venir un peu au début. Et puis, ça nous fera des restes. Tu sais jamais comment ça prend tournure dans une soirée, il peut te rester des tonnes sur les bras, ou tout peut s’envoler en un rien de temps. Faudrait pas manquer, ce serait un comble !

 

Denis apporte les boissons, une bouteille de whisky et une de porto, dans un rafraichisseur, du vin, rouge et blanc, lui aussi en rafraichisseur, de l’eau, du jus d’orange. Décidément, ils savent recevoir. Elle ne se serait pas imaginé, lors des longues soirées d’hiver qu’elle a passées seule dans sa maison isolée, qu’elle aurait pu être invitée à un apéro comme celui-ci en toute simplicité. Ses hôtes font dans la convivialité, on dirait.

 

  • Et, au fait, qui vient ? Je les connais ?
  • Deux couples de copains, je ne pense pas que tu les aies croisés, et Loïc, qui a hâte de te connaitre, c’est sûr…
  • Ah, c’est le célibataire que vous essayez régulièrement de caser… et ce soir c’est moi la bonne poire ?

Denis se mêle à la conversation.

  • Célibataire, oui, mais il mérite mieux que ça, un peu coureur jusque-là, il s’est dispersé, essaie de revenir à une vie plus rangée, il a un peu raté le coche alors que nous, ses copains, on se casait…
  • Parce que c’est ce que vous êtes, casés ? Sympa…
  • Private joke !

Géraldine est piquée au vif.

  • Mais c’est un peu vrai, quand même, on est casés, si on se compare à Juliette, ou à Loïc. Par moments, ça fait réfléchir.
  • Désolée, Géraldine, je ne voudrais pas être l’empêcheuse de tourner en rond. Tu m’invites gentiment après ma crise et mon passage à l’hôpital, et je viens saccager ta vie, je te l’envierais bien, moi. 
  • Simple réponse à Denis, ne t’inquiète pas, tu n’y es pour rien. Mais tu sais, dans un couple, pour durer, il faut bien se remettre en question, sinon ça peut déraper vite…

 

 

La sonnette les réveille. Ils n’ont pas vu l’heure, pris par leurs préparatifs et leur conversation. Denis se précipite à la porte. Visiblement ils sont tous là, arrivés en même temps sinon ensemble, comme s’ils s’étaient donné le mot. Juliette observe, les hommes surtout. Difficile de déterminer les couples, tant ils ont l’air à l’aise tous ensemble. Les deux femmes sont plutôt jolies, l’une habillée un peu classe, une robe légèrement moulante, l’autre en pantalon, plus ordinaire, mais un côté chic quand même. Les trois hommes s’approchent, après avoir embrassé Denis et lui avoir abondamment tapé sur l’épaule. Un grand brun ténébreux, aux yeux clairs, une belle gueule, lui rappelle le collègue pour lequel elle avait craqué, il a du chien, et une voix douce quand il parle aux autres. 

 

Les femmes se sont déjà avancées pour embrasser Géraldine, et Juliette par la même occasion. Sympas, sans chichis. Les hommes s’attardent un peu à parler entre eux. À côté du beau brun, un blond, baraqué, pas mal, un peu trop massif peut-être, et un autre brun plus ordinaire, un physique passe-partout, un peu trapu, une chemise à carreaux, le style bucheron retravaillé en streetwear, souriant, visiblement sûr de lui. Elle essaie de matcher les photos avec les trois spécimens qu’elle a devant elle, rien ne colle, le blond, non, les deux bruns… le grand a une forme de visage plus anguleuse que son souvenir des photos, le plus petit ne ressemble pas du tout, un visage presque poupin, un buste corpulent, les photos montraient un visage long et un corps mince. Peut-être qu’il n’est pas encore arrivé, Juliette lui a peut-être fait la surprise de deux inconnus pour le prix d’un…

 

  • Bonjour Juliette, tu ne me reconnais pas ?

 

Panique, c’est le petit brun sans charme. Enfin, petit non, mais un physique bien loin de ce qu’il lui a montré en photos. Pour le coup, lui, il est doué en selfies ; dans le genre je me mets en valeur, il se pose là. Panique, il faut qu’elle se ressaisisse, ne montre rien.

 

  • Si, si, désolée, tu es Loïc ?
  • Évidemment, t’as bien vu les photos. Je suis vraiment content de te rencontrer, tu es vraiment jolie, comme sur les photos, chapeau Géraldine. Tu viens prendre un verre ? Qu’est-ce que tu prends ? Un verre de vin, un porto ?
  • Vaudrait mieux pas, peut-être un verre plus tard, mais là je vais me contenter d’eau, je prends des médicaments…
  • Mais tu as l’air de te porter comme un charme, ta pension t’a requinquée… Cela dit, je ne te connaissais pas avant. Alors, tu succombes ? Les photos n’ont pas menti ?
  • Excuse-moi, un petit souci, un léger vertige, je vais revenir, mais là il faut que je me rafraichisse un peu et que je me pose… 
  • Tu veux que je t’accompagne ?
  • Non, je te remercie, je reviens bientôt, mais avec Juliette nous avons juste fini quand vous êtes arrivés, je suis encore un peu fatiguée, c’est pour ça que je suis « en pension ». Va avec les autres, je reviens.

 

************

 

La fenêtre entrouverte la surprend, l’air frais du matin s’est immiscé dans son sommeil, il a interrompu la nuit que rien ni personne ne l’empêchait de prolonger. Couchée un peu plus tard, finalement déçue par une soirée dont elle s’était d’abord réjouie, elle avait compté sur le repos pour oublier les détails navrants d’une rencontre si médiocre qu’elle rêverait de pouvoir faire machine arrière. Seule, elle aurait éconduit rapidement ce Loïc que Géraldine lui avait mis dans les jambes, elle lui aurait signifié qu’il ne l’intéressait pas, qu’il ne correspondait pas à ce qu’elle s’était imaginé, d’ailleurs elle ne s’était rien imaginé, il valait mieux en rester là, et elle serait partie, tout simplement. Mais voilà, il était là, chez Géraldine, invité par celle qui l’accueillait si gentiment le temps qu’elle se refasse une santé. Alors, la situation avait été compliquée. Après avoir disparu aux toilettes, elle avait bien dû revenir, affronter la situation, écouter ce prétentieux lui raconter sa vie, lui déclamer un amour aussi subit qu’impromptu, l’accaparer comme si tous les autres avaient été sourds, muets et aveugles. C’est quand il avait opéré un rapprochement physique, pressant ses mains, collant sa chaise contre la sienne, frôlant son flanc, que cette angoissante proximité l’avait fait tressaillir, un cri aigu, conversations et regards s’étaient figés, la mettant sur ses pieds dans un déroulement engourdi de sa colonne, magnifique ralenti qu’aucun travelling, hélas, n’avait eu l’occasion de fixer. Ça va, ma chérie ? s’était enquise Géraldine, question rhétorique puisque tout le monde avait suivi les manœuvres d’approche avec un intérêt à peine dissimulé par les convenances. Le beau brun ténébreux aux yeux clairs lui tendit un verre avec un fond de vin blanc, juste ce qu’elle pouvait accepter sans prendre de risques, ni d’une incompatibilité avec ses médicaments, ni d’une sortie de route émoustillée dont il valait mieux, à ce stade de la soirée, qu’elle se dispense. Elle avait souri, pour les rassurer, surtout le beau brun, que faisait-il là à point nommé, décidément il lui rappelait trop son collègue. Les conversations avaient repris, autour du burn-out, si fréquent actuellement dans les entreprises qui décidément en demandaient trop, elle en était l’exemple vivant, autour de ce projet avorté de réhabiliter le quartier, c’est vrai qu’en faire une zone d’accueil de migrants était voué à l’échec, il fallait pourtant bien faire quelque chose pour tous ces gens qui ne savaient pas où aller, mais vu la fréquentation du quartier, c’était leur faire un cadeau empoisonné. Elle répondait par bribes, on mettait son laconisme sur le fait de sa fatigue, mais comment leur dire que cette histoire de migrants dans le quartiern’avait été que de la poudre aux yeux, un moyen de la tenir, une manipulation de plus qu’elle n’avait pas vu venir. Elle restait par prudence au milieu du groupe, debout, son verre à la main, près du beau brun qui la rassurait, qu’avait-il senti du danger qui la minait, de l’angoisse que ses yeux cachaient si mal ? Au moment du café elle avait opté pour une infusion, un tilleul, raisonnable, elle avait échappé au piège Loïc, pas dit pour autant que le sommeil était assuré, même avec les médicaments.

 

 

Trop tard pour fermer la fenêtre, le mal est fait, elle ne se rendormira pas. Les bruits de la maison la retiennent. Ténus, feutrés, on est samedi, mais Géraldine ne doit pas souvent faire la grasse matinée, et Denis ne supporte pas de la voir nettoyer seule. S’ils n’ont pas tout rangé avant de dormir, ils doivent être en train de terminer en silence pour éviter de réveiller les enfants, et elle qu’ils ont bien l’intention de dorloter durant le weekend. À peine des frôlements, un robinet qui coule, des rires, étouffés, des chuchotis imperceptibles. Attendre encore un peu, cachée sous la couette, retarder ces fourmillements qui lui enjoignent de se lever, laisser ses hôtes profiter un peu, seuls, de ce bref moment d’intimité ménagère.

 

-       Bonjour…

-       Salut, comment vas-tu ma belle ce matin ? Remise de tes émotions ?

-       Ça va… vous avez déjà tout rangé… je voulais vous aider…

-       Ne t’inquiète pas, pour une fois que les enfants dorment le matin, nous en avons profité pour refaire le monde et le rangement s’est fait tout seul.

Denis est dans une grande forme… Son chiffon à la main, il termine de traquer la poussière sur les buffets, et de replacer table, fauteuils et chaises à leur place. Son visage, habituellement un brin plus austère, brille d’un sourire malicieux. Restes d’une nuit amoureuse, bavardages cancaniers du matin, les deux peut-être… Géraldine s’est assise pour boire un café.

-       Viens déjeuner, tout est prêt à la cuisine, je vais te faire un plateau.

-       Hmmm…

-       J’insiste, pour une fois que je suis là le matin pour te servir un peu, ça n’a pas dû t’arriver depuis un bout de temps de te faire servir, sauf à la clinique, certes…

-       OK alors.

 

Son regard est parti. Les voix douces de Denis et Géraldine l’effleurent. Sans traces. Gentillesse souriante dont elle s’éloigne. Un sas, lui a dit le médecin. Sans lui indiquer quand passer de l’autre côté du sas. Vivre sa vie, mais quelle est sa vie ? Rester pour ne pas être seule… Fuir… Elle a déjà tant fui. Pour retomber dans les mêmes erreurs. Du bruit vient de l’étage, les enfants dévalent l’escalier en se chahutant, ils sautent dans les bras l’un de leur mère, l’autre de leur père, bousculades joyeuses. Leurs cris se figent comme les yeux de leurs parents devant son silence, son regard perdu, si loin. 

 

-       Je vais partir. Rentrer chez moi. 

-       Tu crois ? C’est un peu tôt… Le médecin…

-       Je sais… je suis bien là… mais c’est mieux…

-       Mieux pour qui ? Pour nous, tu n’y penses même pas ! Tu restes tant que tu veux, tu nous fais de la présence, de la distraction, n’est-ce pas les enfants ?

-       C’est pas la question… je vais rentrer… c’est mieux…

 

Denis prend le relai de Géraldine, explique ce qu’elle leur apporte, comment ils ont remis en question leur manière de vivre depuis qu’elle est là, prendre le temps de se parler, de se poser, moins de stress, se souvenir que les jours passent, que la course à la vitesse commençait à les atteindre eux aussi, qu’ils allaient y laisser des plumes si elle n’avait pas, pour un temps, ralenti le compteur. Et les enfants sont contents, leurs parents sont là, plus souvent, ils prennent le temps de leur parler et de se parler, sans être toujours sur leurs téléphones ou la tête ailleurs. C’est une position un peu égoïste, il le reconnait, il pense à eux plus qu’à elle, c’est peut-être ce qu’elle pourrait, ou devrait leur reprocher, c’est peut-être pour ça qu’elle veut partir, ils ne sont peut-être pas assez attentifs à elle.

 

-       Si, rassure-toi, Denis, vous êtes vraiment super tous les deux, rien à dire. 

-       Mais alors ?

-       C’est moi, je fuis depuis trop longtemps. Le médecin, et vous, m’avez aidée à revenir à moi-même. Vous m’avez fait un sas douillet et parfait. Maintenant j’ai besoin de me retrouver, de m’arrêter un peu pour comprendre.

-       Mais, la solitude…

-       Je vais tenter, la solitude, l’isolement, je verrai bien. Si jamais c’est trop dur, je trouverai d’autres solutions, et peut-être qu’après un temps j’aurai vraiment envie de faire des rencontres. Mais là, je ne peux pas, j’ai été odieuse hier soir avec Loïc, je ne suis pas prête.

-       Oh, tu sais, Loïc, il est un peu lourd aussi…

-       En tout cas, je lui dois des excuses, si vous voulez bien lui dire. Et puis, si j’ai pu vous aider à trouver aussi un peu de calme, j’en suis ravie. Mais ma décision est prise, je vais rentrer chez moi.

 

 

******************

 

Épilogue

 

 

Quand tout ce petit monde[6], il y a trois mois, a pris le chemin de la maison pour une durée prévue de deux semaines, il s’est plié sans rechigner aux consignes de distanciation sociale. Mais, le confinement plusieurs fois prolongé, l’accueil des mesures de déconfinement progressif est à présent nettement plus froid sous le ciel clair et pur. À Paris, le petit monde a éprouvé le silence des oiseaux, et dans les quartiers des monuments les gens ne se sont plus massés dans les rues. Ceux qui s’y sont risqués considèrent avec moins de curiosité que de circonspection sinon de franche antipathie les vélos qui occupent la place habituellement dévolue à la circulation routière, mais quelque chose leur dit qu’on ne plaisante pas, que ce n’est pas le moment de la faire voir, leur sympathie réaliste pour l’automobile qui reprendra bientôt ses droits.

 

Juliette n’a pas rejoint ses collègues car elle a beaucoup d’autres choses à faire. D’abord, ayant quitté depuis quatre mois l’entreprise où la bienveillance n’avait pas eu les moyens de la maintenir, elle s’occupe chez elle d’elle-même, elle ne plaisante plus avec son état intérieur. Puis, quand elle sort de la maison, c’est pour cultiver son jardin, elle a lu Candide, vague souvenir de lycée, dont la devise finale : « Oui, mais il faut cultiver notre jardin » la guide comme apprentie de la vie. Enfin, quand elle a fini de sarcler ses carrés de radis, laitues, tomates, quand elle déclare forfait face à la scrupuleuse sauvagerie des mauvaises herbes, elle donne un coup de main, plutôt un coup de pouce, à son jardin intérieur qui n’a rien d’un jardin d’agrément. Bercée par le leitmotiv « Restez chez vous » seriné comme un mantra par toutes les ondes qui parviennent jusqu’à elle, Juliette décide de consacrer les premiers mois de sa trente-cinquième année à un repli sur soi nécessaire pour ne pas laisser les remords assaillir son ego. Sa détermination est solide et son rythme indolent, selon le soleil. Et le soleil, aujourd’hui, est insolent. 

 

Arrivé d’Asie, le coronavirus s’établit donc tranquillement, d’abord réfugié dans quelques villages provinciaux où il s’oublie. Débarqué du bout du monde, Antoine a suivi discrètement la trace de Juliette, précédé du virus ; infectieux et itératif, il sait aussi l’être. Sans l’épidémie, encore circonscrite en Extrême-Orient, il y serait resté. Une fois rentré, il est revenu à sa distraction préférée, la pister et la piéger, elle aura beau faire, elle n’y peut rien, elle lui appartient. Antoine l’a retrouvée dans la petite ville où elle se cache. Il s’est juste montré, gentiment. Son patron l’a gentiment adopté, comme son projet de trouver une promotion pour Juliette. Facile. 

 

Elle se retire dans sa maison dès fin février. Elle quitte la famille de Géraldine et la remercie pour son accueil à la sortie de la clinique. Ils se sont acquittés de leur tâche, assignée par le médecin, avec une gentillesse de famille parfaite, elle est rassurée mais a besoin d’autre chose. Le rendez-vous par l’entremise de son amie l’a beaucoup fait rire, cet homme si empressé, elle s’est aussi sentie prise dans un engrenage, le rythme trop rapide, la pression trop forte d’une normalité lisse et crispante. Elle rentre alors chez elle, ce chez elle récent, investi seulement comme refuge de sa fuite disciplinée. Elle s’installe, avoir un intérieur prend du sens, une maison à soi. Elle craint toujours le virus Antoine, il saurait où la trouver, elle ne faiblit pas, fonce avec un aplomb désarmant dans sa nouvelle vie. Elle court, elle continue la méditation de ses débuts campagnards, mais en plus elle court. Tous les jours. Son pas s’allonge, et son parcours quotidien, réguliers de concert.

 

Le virus se répand. De villages provinciaux qui se comptent sur moins que les doigts d’une main, il poursuit sa course et circonscrit de plus en plus large. D’abord des foyers épidémiques, clusters lointains minorés, le désastre à l’étranger, banalement méprisé, des scientifiques s’alarment, ils sont contredits. Il faudrait dépister, les tests ne sont pas fiables, et on ne les a pas, il faudrait des masques, les stocks n’ont pas été reconstitués, on ne les pas, ils ne servent à rien, il faudra des respirateurs, des lits d’hôpital, on les compte, c’est risqué, il faudra isoler les malades, éviter la contagion, on isole tout le monde, le pays s’arrête, c’est le confinement.

 

Juliette suit les nouvelles de loin, elle ne sort pas plus ni moins qu’avant. Elle continue son entrainement, elle court, trouve dans son parcours quotidien l’énergie de son dégel intérieur. Une régularité stricte rythme ses jours. Elle entend l’annonce du président, c’est la guerre, elle n’y prête pas attention, sa guerre elle l’a déjà menée, elle en sort, elle veut y croire. Elle entend : Restez chez vous, elle n’avait pas l’intention de sortir, elle avait devancé cette vie retirée, elle s’y plait. Des nouvelles de la ville, du pays, lui parviennent, à peine, elle appelle Géraldine régulièrement, histoire de ne pas perdre la parole, et pour la rassurer, inversion des rôles. Elle court le matin, cinq kilomètres, puis huit, puis dix. Elle entend la limitation des sorties sportives à une heure et un kilomètre, la dédaigne, personne ne pourrait la trouver dans ses chemins creux, aucun gendarme, aucun virus. Pas même le virus qu’elle craint le plus. Elle pense à lui tous les jours, bien plus nocif et létal que la pandémie qu’elle peut regarder de haut, pas lui. Elle ne se demande pas s’il va débarquer dans sa vie en reconstruction, elle se demande quand et comment. Elle s’y prépare, tourne ses phrases et ses armes dans sa tête, elle apprend de sa défaite.

 

Le virus continue sa progression. L’annonce rythme les fins de journée, décompte quotidien des morts, des malades en réanimation, des lits encore disponibles. Le pic n’est pas encore atteint, disent les spécialistes, les sérieux qui disent humblement apprendre chaque jour de cette maladie nouvelle et donc inconnue, les beaux parleurs qui surfent sur la vague médiatique sans aucun scrupule scientifique. On a peur pour les vieux, à la mort facile, on les isole, ils se meurent de solitude. Les moins vieux ont peur d’être vieux, d’être englobés dans une gangue de protection pernicieuse. Les plus jeunes ont peur pour leurs enfants, épargnés, pour leur avenir, éteint, pour leurs parents, un peu ou très vieux. Tous les soirs, à vingt heures précises, ils se mettent aux fenêtres, aux balcons, pour applaudir les soignants, ces héros, et saluer leurs voisins, maigre semblant de vie sociale. Ils s’informent des cas qu’ils connaissent, leurs proches, malades, testés ou non, hospitalisés, là c’est sérieux. Le virus progresse. Il est arrivé d’Asie, probablement, comme Antoine, qui pourrait bien l’avoir rapporté. À moins qu’il l’ait attrapé à l’aéroport au retour. Quand Juliette a été hospitalisée, personne ne s’est demandé pourquoi il avait soudain disparu sans ressurgir. Réanimé, intubé, un des premiers cas de la région, il a fait la une de la presse locale. M. Marshall s’en est ému, a pris de de ses nouvelles, et s’est bien gardé d’en informer Juliette.

 

Juliette suit les nouvelles de trop loin pour savoir. Elle court de plus en plus. Elle s’inquiète de moins en moins. L’absence d’attaque immédiate fait oublier la menace, la relègue au second, puis troisième plan. Elle plane, puis flotte. Juliette repense à ce qu’elle a vécu. Elle retourne les faits, les triture, les remet d’aplomb. Elle trouve l’aplomb, le droit fil. Elle entrevoit, derrière cet isolement général qui paralyse le pays, un espoir de renouveau. Elle entreprend de croire définitive la disparition de son oppresseur, elle force sa superstition, si je n’y pense plus il n’existe plus. La menace s’efface, presque. Le téléphone sonne, elle sursaute. La superstition revient, si c’est un numéro masqué, je ne réponds pas, un portable, qu’elle ne connait pas, elle hésite, la sonnerie insiste, elle tergiverse, il n’aurait jamais sonné aussi longtemps, habitué des sonneries courtes à répétition, elle décroche, la voix coupée : 

-       Allo, c’est Thierry, je voulais savoir comment tu vas, si ce n’est pas trop dur…

La machine à café, un frôlement de mains, quelques mots sensibles, entendus, un regard brun, ténébreux…

 

 

 

[1] Marie Cosnay, Déplacements

[2] Dimitri BortnikovFace au styx

[3] Id.

[4] Les furtifs, Alain Damasio, Avril 2019, éditions La Volte

[5] Céline, Le Voyage au bout de la nuit, incipit

[6] Cf. Jean Echenoz, Courir

 

 

 

 

 

 

 



12/02/2020
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