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L'art contemporain, une expérience sensorielle et intellectuelle

Impressions de Kassel - Enrique VILA-MATAS

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Traduit de l'espagnol par André Gabastou

Christian Bourgois Éditeur

ISBN : 978-2-267-02657-3 - 364 pages, 22€ - parution 2014

 

 

L’art contemporain divise, rien de bien original dans cette remarque ; il suffit de taper sur un moteur de recherche « art contemporain réactions » pour voir se côtoyer les extrêmes : « Art contemporain, le triomphe de la crétinerie française » (Maurice Szafran, challenges.fr, 13/09/2015) ; « L'art contemporain passionne toujours autant ! » (Éric Chaverou, Nos regards sur l’art contemporain, franceculture.fr, 3/10/2015). Et ceux qui ne sont pas aussi tranchés dans leur jugement se trouvent pourtant souvent déconcertés par des œuvres qui leur échappent, les surprennent ou les laissent perplexes. Soit ils renoncent en disant que ce n’est pas pour eux, qu’ils préfèrent en rester aux valeurs sures ; soit ils essaient de trouver des entrées dans un univers fluctuant, polymorphe, déroutant, où les effets de mode sont parfois difficiles à distinguer des œuvres qui en valent la peine.

 

Quelle meilleure aide trouver que la lecture de ce roman de Enrique VILA-MATAS, Impressions de Kassel. Pour planter le décor, précisons que Kassel, ville du centre de l’Allemagne, s’est reconstruite après la guerre 39-45 sur un projet culturel, et que depuis 1955 elle abrite une des plus importantes manifestations d’art contemporain, la documenta, qui a lieu actuellement tous les cinq ans durant 100 jours, de juin à septembre, dans toute la ville.

 

Lors de la dernière documenta, en 2012, le narrateur est invité à participer en septembre : il doit se rendre chaque jour dans un restaurant chinois excentré, s’assoir sur un sofa rouge et jouer l’écrivain. Désemparé par cette situation bizarre où personne ne s’intéresse à lui ni ne sait pourquoi il est là, il joue le jeu malgré tout, et justifie le titre espagnol dont la traduction française perd l’essentiel : Kassel no invita a la lógica (Kassel n’invite pas à la logique). Ayant renoncé à fuir lâchement, il décide de construire à Kassel, dans sa chambre d’hôtel, un « lieu de méditation », une « cabane à penser » où il pourrait « réfléchir à la joie et essayer de la percevoir comme quelque chose de proche du noyau central de toute création », elle l’aiderait à se « concentrer sur l’art ».

 

Or, c’est tout autre chose qui se produit, ce lieu de méditation se révèle peu propice à la réflexion sur l’art qu’il s’est fixée, alors que ses incursions dans les différentes installations qui jalonnent la ville le propulsent dans une véritable expérience artistique. Peu après son arrivée, guidé par une de ses émissaires qui depuis un an ont semé le trouble en jouant sur les identités, le narrateur s’aventure dans l’obscurité de l’installation de Tino SEGHAL, This Variation (Cette Variation), et il n’aura de cesse de retourner, les jours suivants, dans cette annexe désaffectée de son hôtel qui abrite This Variation, pour confronter ou conforter ses sensations.

 

Et en remplissant son obligation de se rendre chaque matin dans ce restaurant chinois à l’orée d’un bois, il vit la réflexion sur l’art qu’il était venu chercher ; il est profondément ébranlé par l’installation de Janet CARDIFF et George Bures Miller, For a Thousand Years (Pour un millier d’années), « allusion aux mille ans que, selon Hitler, devait durer le Troisième Reich », dans laquelle quarante personnes muettes écoutent un bombardement aérien ; il l’incarne en passant la nuit dans ce parc de la Karlsraue où  Untilled (Non labouré), installé dans un coin par René HUYGHE, lui donne l’impression d’avoir été créé spécialement pour le faire réfléchir « à la fatigue mortelle de l’Occident et à d’autres lassitudes ravageuses… ».

 

Le narrateur accepte de se perdre, de s’oublier pendant plusieurs heures dans un bus qui sillonne la ville, jusqu’au point d’orgue de cette conférence qu’il doit prononcer, la « conférence sans personne » qui suscite plus d’assistance et d’intérêt que ce qu’il aurait imaginé.

 

Entre références littéraires et plongées dans l’art contemporain, l’équipée du narrateur nous ouvre des portes en nous livrant une expérience à la fois sensorielle et intellectuelle, d’un art qui se vit, s’éprouve, mais aussi d’un art qui n’est pas « un problème d’esthétique ni de gout mais de connaissance ». Il a vécu, durant cette semaine, la « capacité de l’être humain à résister au milieu de toutes les difficultés et même, dans la plus grande adversité, à créer de l’art, la seule chose qui, en fait, donne plus d’intensité au sentiment d’être vivant. »

 

Avec ce roman, Enrique VILA-MATAS nous entraine dans une aventure d’art vivant, où le narrateur nous plonge aussi dans un parcours littéraire, si nous acceptons de le suivre en renonçant à la logique. Il nous embarque en suivant la tâche que, selon lui, KAFKA assignait à l’écriture : « Parce que, contrairement à ce que tant de gens croient, on n’écrit pas pour se distraire même si la littérature est l’une des choses les plus distrayantes du monde, on n’écrit pas non plus pour « raconter des histoires », bien que la littérature regorge de récit géniaux. Non. On écrit pour attacher le lecteur, pour se rendre maitre de lui, le séduire, le subjuguer, entrer dans l’esprit d’un autre et y rester, pour l’ébranler, le conquérir… »

 

À signaler aussi, l’exposition au Centre Pompidou, Paris : « Dominique GONZALEZ-FOERSTER. 1887-2058 »[1]  (23/09/2015 – 1/02/2016). Enrique VILA-MATAS est très proche de cette artiste, dont il a régulièrement accompagné le travail et dont il parle souvent dans Impressions de Kassel. Il publie à l’occasion de l’exposition : Marienbad électrique[2], une suite de digressions autour de l’œuvre de l’artiste et de ce qu’elle lui évoque : « Je pense au système si particulier de DGF[3] –  quand n’est pas en jeu ce qu’elle appelle le hasard productif – consistant à semer de légères pistes sur le travail qu’elle est en train de faire à tel ou tel moment. » (p. 65) Et plutôt que d’essayer de comprendre, il en arrive à « percevoir en plus que cet art est plus intense comme expérience que comme image. » « Il reste la vie, ai-je pensé. » (p. 106-107).



[1] 23 septembre 2015 au 1er février 2016 

[2] Christian Bourgois éditeur, 2015

[3] DGF : pour Dominique GONZALEZ-FOERSTER



11/11/2015

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