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Dinky toy (Un pont)

 

Le Pont. Tout a commencé quand elle l’a vu, le camion qui la doublait, lui fonçait dessus. Minuscule, sa voiture, sur ce pont gigantesque. Comme suspendue dans les airs. La peur. Le corps s’engouffre dans le vide, il s’y engloutit. La chaleur envahit la poitrine, gonfle les bras, les jambes se tétanisent ; pourtant, il faut bien appuyer sur les pédales, freiner, doucement. Et s’accrocher au volant, comme à la barre d’un navire, qui tangue, tangue. Ça va chavirer, comment pourrait-il en être autrement, comment une voiture pourrait-elle résister toute seule à ce tangage ? Ça tourne là-haut, dans sa tête, ça farandole, ça va s’éjecter. Les doigts gonflent, ce qui reste de réflexes s’accroche. Les jambes vivent leur vie, entre commande et laisser faire, les pieds s’écrasent sur les pédales, tout se désolidarise, une jambe raide, l’autre insensible, un pied se colle à la pédale d’embrayage, l’autre zozote entre accélérateur et frein.

Hormis la tête, le corps par morceaux pourrait donner le change, il faut bien qu’il y ait du contrôle, on ne peut pas laisser partir la voiture à la dérive, trop de danger. Elle suit sa ligne, la voiture, sa vitesse a diminué, mais ce n’est pas si grave, ils peuvent bien klaxonner les autres, quelle importance, après tout, elle continue, tient la droite du pont, comme sur un rail, le parapet est assez haut pour stopper toute chute, et ceux qui doublent ont bien trop peur pour leur véhicule, ils préfèrent garder leurs distances. Somme toute, elle garde le contrôle, la voiture ! Les apparences sont sauves.

Si ce n’était la tête. Envolée. Ailleurs. Elle a huit ans, son frère l’a entrainée sur des hauteurs dont elle ne soupçonnait pas la possibilité – et qui aujourd’hui la font rire – il la distrait pour qu’elle regarde en bas, son regard se perd, tout en bas, ça tourbillonne, sa tête lui échappe, elle fait un pas, son frère la retient, il est pâle, est-ce que ça se partage, le vertige ? Elle a quinze ans, premières vacances avec des copines, une tante les accueille, virées dans la campagne, à vélo, à pied, un petit pont de bois bancal, sur ce qu’il serait difficile d’appeler plus qu’un ruisseau, mais il a plu, le courant est fort, elles courent, ça craque, elles reculent, vite, le bord du pont se détache, s’écroule dans l’eau, c’était moins une… La tête en godille… Happées par ce ruisseau ridicule, leurs regards sombrent, elles se ressaisissent, plus de peur que de mal.

 

La tête, toujours la tête. Ce pont qui n’en finit pas. Les camions doublent. Une petite voiture grise la suit, se calque sur son rythme de tortue. L’étau se desserre, oh, c’est imperceptible, juste cette voiture qui ne la presse pas, ne lui fait pas honte de sa lenteur, de sa peur. Le pont amorce une descente, pente légère, on ne voit pas encore la sortie, mais on peut y penser, le cerveau intègre le rapport entre cette courbe vers la droite et la terre ferme.

La voiture continue à suivre la ligne blanche, à un bon mètre de la glissière, la distance importe peu, seule compte ce bord auquel elle s’accroche mentalement comme à une corde au-dessus d’un précipice. Ça descend, de plus en plus. Sortie de crise en vue. Une silhouette derrière les pancartes, quelques directions qu’elle ne regarde pas, seul lui importe le premier bord de trottoir sur lequel elle pourra s’arrêter.

Elle se laisse glisser, se laisse porter, les mains accrochées au volant, les pieds crispés sur les pédales, c’est l’autre jambe maintenant qui devient molle, le clignotant s’enclenche, une bande sur le côté, pas bien grande, mais assez pour que sa dinky toy y trouve place. Dinky toy, où sa tête est-elle allée trouver ce nom ? elle aurait pu penser Majorette, c’est ce qui lui vient d’habitude. Sa main droite coupe le contact. Elle s’affale sur le volant. Sauvée.

Jusqu’à quand ? Pour l’heure, récupérer, c’était surement une peur exceptionnelle, dès qu’elle reprendra le volant ça ira mieux. Fermer les yeux, attendre. Le bruit régulier des voitures à sa gauche la rassure. Rien à dire, elle est en sécurité dans cette carcasse. Qu’est-ce qui a pu lui faire croire le contraire ? Rêver, desserrer l’étau… Tap, tap, tap, tiens, qu’est-ce que c’est que ce bruit ? Un oiseau, souvenir de pics verts dans la campagne.

Tap, tap, tap, tap, ça continue, c’est tout près, elle ouvre les yeux, une silhouette penchée sur sa voiture, un homme baraqué, heureusement ses portes sont verrouillées. Elle lève un peu plus les yeux, il la regarde, lui sourit. Franchement, vu l’allure qu’elle doit avoir ! Il lui fait signe, son sourire s’agrandit, qu’est-ce qu’il veut ? Qu’elle baisse sa vitre ? Pas envie de parler, pourquoi elle baisserait sa vitre ?

Il refait son signe, bon, il a l’air plutôt gentil. Trouver le bouton pour baisser la vitre, légèrement ; son cerveau est gelé, elle hésite, il lui montre le bouton, du dehors. Son doigt se pose dessus, la vitre descend à moitié.

-  Vous allez où ?

-  Oh… oh… je ne sais pas…

-  Vous comptez rester ici longtemps ?

-  Mmhhh…

-  Mais dites donc, ça n’a pas l’air d’aller, vous. J’ai cru que vous vous arrêtiez parce que vous m’aviez vu faire du stop aux panneaux…

-  Du stop…

-  Vous êtes sure que vous êtes en état de conduire, là ?

-  Pas sure… Je crois que je vais attendre un peu…

-  Attendre là ? Allez au moins jusqu’aux maisons, là-bas, c’est plus sûr.

-  Impossible, ça n’avance plus.

-  Problème mécanique ? Je n’y connais pas grand chose…

-  Mécanique, non… C’est en moi que ça n’avance plus… Vous avez votre permis ?

-  Oui, pas beaucoup de pratique, mais je l’ai.

-  Vous pouvez m’emmener jusque là-bas, aux maisons, comme vous dites, ou plus loin...

- Je vous offre un café, et on verra après. 



07/12/2016

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