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Des champs à perte de vue

Des champs à perte de vue. Des chemins tracés au gré du temps. L’un, sinueux, traverse la vallée vers le prochain village, témoin de pérégrinations révolues. Les autres, tirés au cordeau, marquent de leur empreinte agricole un paysage que d’aucuns voudraient tirer vers le périurbain de loisirs. Plus personne ne les emprunte, ces chemins-là, autant en faire des pistes de quad, au moins ça servirait. Les jeunes auraient des raisons d’y venir, dans ces étendues ravitaillées par les corbeaux qu’un énorme nuage voile soudain d’anthracite. L’un des battants de la fenêtre grande ouverte claque, l’averse menace. Je me lève pour la fermer et rajuster le volet. Elle sort et me lance, sans précaution : « Moi, ce qui me fait du bien, vois-tu, c’est d’aller courir ».

 

Pas question de la laisser sortir avec cette épée de Damoclès, si la giboulée se déclenche, ce ne sera pas une douche, mais une vraie saucée qu’elle va prendre.

Elle est là, debout, dehors, adossée à l’entrée, elle observe, ne dit rien. Elle n’est pas en tenue, rien à craindre, pour l’instant elle n’ira pas courir. Tant qu’elle n’a pas son short et ses baskets, il nous reste de la marge pour reprendre la discussion. Elle attend l’orage. Veut l’éviter. Ça bouillonne dans sa tête, à voir son regard morne. Elle fixe l’horizon obscurci. Non, elle ne va quand même pas pleurer. Je ne sais jamais quoi faire avec une femme qui pleure, j’attends bêtement. Je ne saurais pas la consoler.

Les nuages progressent. Le noir gagne. La fraicheur se répand. Trois gouttelettes. Pas encore la pluie.

-       Des pistes de quad, vous ne savez plus quoi inventer !

 

Ce vous, je le prends en pleine figure ; elle aurait dit ils, j’aurais compris ; mais me renvoyer à ma condition de mec, c’est plus rude que les larmes. Elle vient de rentrer, se pose sur une chaise les jambes remontées sous les cuisses dans cette position inconfortable pour tout autre qu’elle. Et elle parle. Elle parle. La pluie n’éclate toujours pas. Elle explose de sa voix rauque. Les champs de colza au printemps, d’abord jaune d’or, leurs parfums miellés entêtants, leurs pollens funestes, quelques jours à bannir, puis des étendues de gousses, le vert revient, gangues effilées et gonflées. Les tournesols, toujours du jaune, plus fort, fleurs généreuses pesant sur leurs longues tiges tourneboulées au gré du soleil. Les orges, aux longues barbes hérissées. Les blés, épis charnus, grains divins à mâcher, la récompense de l’été. Les gammes des roux-dorés en automne. Les chemins, secs ou boueux, gorgés d’une rosée qui s’éternise, asséchés comme un erg dès que le soleil cogne. L’averse s’effondre comme un seau de glace. Le ciel, grisâtre, est devenu plus triste que menaçant. Elle se tait, cette non-couleur ne fait pas partie de sa palette. La limite à ne pas dépasser, courir sous un déluge. Elle se tait et fixe les rafales de pluie.

 

-       Quelque chose de chaud, je serais partante...

Elle frissonne. Je l’entraine dans la cuisine, elle s’assoit dos à la fenêtre. La bouilloire commence à ronronner. Elle grignote un biscuit au chocolat, ses préférés, la tasse qu’elle empoigne à deux mains lui redonne des couleurs. M’écoute-t-elle vraiment ? J’ai toujours détesté les quads, moi aussi, ces ridicules engins de pseudo-ruraux qui s’y croient. Elle m’a habitué à plus d’humour, j’essaie de lui suggérer que c’était une blague, que je n’en ai jamais entendu parler, de pistes de quad, même en rêve, que mon côté anti-écolo primaire a encore frappé, que je ne la croyais pas aussi inquiète…

 

Mais en fait, là je ne lui ai rien dit, je me suis tu avant. Inquiète, elle l’est, pas besoin d’être devin ; et pas besoin d’en rajouter, rien de pire avec quelqu’un d’inquiet, genre qu’est-ce qui t’arrive, je vois bien que ça va pas, tu n’es pas dans ton assiette, c’est sûr, s’il y a quelque chose que je peux faire dis-le moi. Franchement, non, pas mon style, je me tais, et c’est tout. Elle aussi. La pluie aura eu raison de son moral, et de mon éloquence légendaire.

 

-       Moi, ce qui me fait du bien, vois-tu, c’est d’aller courir. C’est ça qui me fait du bien.

Elle se répète, je le sais depuis longtemps qu’elle aime courir. J’ai déjà eu droit au récit de ses circuits habituels, le souffle qui a du mal à s’installer au début, puis se régularise ; les jambes hésitantes qui se mettent à la porter à leur rythme ; le dos qui s’étire, les bras qui prennent leur cadence ; la tête qui se vide, les idées qui tournoient, partent, se précisent, le regret de ne pas pouvoir écrire en courant ; les parfums du printemps, la variation des verts au fil des saisons.

 

Mais là, elle se répète, elle insiste. Ce qui me fait du bien… Cette gamine au bord des larmes que les années n’effacent pas. Ce qui me fait du bien… ce qui ne me ferait pas de mal…

Un arc-en-ciel irise l’horizon, le soleil a bondi aussi vite que la pluie s’est tue. Quand nous étions enfants, elle ne courait pas. Nos jeux nous conduisaient dans les chemins creux, dans la bouillasse des bords de champ gras où nous enfoncions nos bottes, le nez dans l’aubépine embuée, nous marchions, loin, nous perdions, délicieux frisson que nous ne poussions pas trop, histoire de ne pas affoler nos parents. Les enfants pouvaient vagabonder seuls dans la campagne sans qu’on s’en inquiète, jusqu’à un certain point. Cette douce inquiétude qui perle dans ses yeux.

-       On met les bottes…

Après la pluie, les chemins rincés, les champs à perte de vue…

 

 



05/06/2016

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