lettrines-vivianeyoux.blog4ever.com

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Belle assoupie...

 

Ils entrent par plusieurs portes, un silence tombe, une poignée de secondes, une stupeur qui peine à se dire, des réminiscences de peurs enfouies si profondément, refuser de voir, de penser. Les gonds grincent sous la brutalité du choc, un semblant de logique dans une scène que tous essaient de repousser, à laquelle ils refusent de croire, non, pas eux, pas nous, qu’est-ce que nous avons fait, notre seule sortie de la semaine, un restau tranquille avec un peu de musique.

 

« Couchez vous ! » Ce cri jailli comme une fusée déclenche les hostilités, une batte tournoie sans direction délibérée, deux corps s’abattent, tordus de douleur, les autres chutent par anticipation, la terreur est puissante conseillère.

 

« Mais putain, j’hallucine, qu’est-ce que vous foutez, là ? » Les cagoulés se regardent.  Combien, quatre, cinq… Leurs blousons à capuche font masse, foncés, indistincts, même pas d’inscription. Des passe-montagnes sortent des cols, noirs. Un chef, peut-être, le plus grand, c’est possible, difficile de les distinguer, leurs corps se fondent.

 

« Qui c’est le connard qui a crié de se coucher ? Vous allez vous relever, bon sang ! où vous vous croyez, bande de nases ? »

Les corps se redressent timidement, prudemment, tentent de s’assoir, les deux tabassés s’essaient à masquer la douleur, la minorer en ne l’exprimant pas. Leurs visages se découvrent, deux hommes, jeunes, à peu près le même âge que les assaillants, mieux mis, un veston sur un jean, une chemise claire, sans cravate. Les autres, choqués même si physiquement tout va bien, relèvent la tête, se regardent, des femmes, des hommes, des jeunes, des plus âgés, un presque vieillard que ses voisins ont protégé, de leur mieux.

 

« Debout, tous debout, les mains sur la tête, vous posez les portables, vous lâchez les sacs, les portefeuilles, allez, on se magne le cul ! Et les mains sur la tête quand vous avez fini !»

Les regards se croisent, les mains hésitent, des portefeuilles sont jetés, des sacs tombent, tout va si vite. L’homme à la batte tient le groupe en respect, personne ne bouge, les mots restent coincés dans les gorges, la terreur a laissé des traces. Ses acolytes ramassent, fouillent les sacs, trient, gardent l’argent, quelques objets, jettent ce qui ne leur servirait qu’à se faire repérer, les femmes baissent la tête, pour faire oublier la chaine en or pourtant discrète, la broche précieuse sur le revers de la veste, ou tout simplement elles-mêmes. Un sac rempli est jeté dehors, les hommes reculent doucement, la batte reste en arrière ; arrivés à la porte principale, ils se précipitent dehors et la claquent pour la fermer. Les autres portes ont déjà été claquées, ils ont devant eux le temps nécessaire à leur fuite. Les portes ne seraient pas si difficiles à ouvrir, mais il faut aux victimes le temps de se reprendre, de saisir que tout est fini, qu’ils ont perdu beaucoup pour certains, mais pas la vie.

 

Un homme jeune, la trentaine, un peu plus chic que les autres, complet gris, cheveux châtains lissés, sursaute brusquement et se précipite sur la grande porte, que le dernier agresseur a violemment claquée. Il l’ouvre facilement, perplexe, il s’attendait à un plus gros effort. La sirène d’une voiture de police retentit, deux hommes sont plaqués au sol dans la rue, l’un s’enfuit avec le sac, les autres ont disparu dans le décor.

 

-       Mais, comment la police peut être déjà là ? On n’a rien eu le temps de faire…

-       Des voisins, peut-être, ils auront vu quelque chose et appelé…

-       Bizarre, tout a été si vite, comment des voisins auraient vu quelque chose ?

 

La rue bourdonne d’un silence étrange, un silence parcouru d’éclats ténus.

-       C’est moi…

Une petite voix, qui hésite à formuler, d’où vient-elle ? elle a dit si peu… Les regards fouillent, se cherchent.

-       C’est moi… dans ma poche, sans regarder, j’ai réussi à donner l’alerte, avant qu’ils disent de les poser…

Stupeur. Les mots tardent.

 

-       Géant, mec ! quel sang-froid ! On était tous terrorisés.

-       Oh, moi aussi, c’est juste la géolocalisation.

-       Ah oui, c’est vrai ! C’est quoi, que tu as, ou que tu avais, un IPhone ?

-       Oui, oui, mais je l’ai toujours, j’ai jeté l’autre.

 

Une deuxième voiture de police se gare juste devant la porte, bloquant le trottoir, suivie d’une ambulance, deux policiers entrent prudemment, deux infirmiers leur emboitent le pas. Un regard circulaire les rassure, personne ne semble trop mal en point.

-       Comment ça va ? Grosse peur ! Mais vous vous en tirez bien, on dirait. Pas de blessés ?

-       C’est eux deux qui ont dégusté, nous ça va.

 

Les infirmiers, dont l’œil exercé a déjà repéré les victimes de coups, installent une zone de sureté autour des deux hommes. « Rien de cassé, mais vous avez morflé, on vous transporte ; quelques soins et un peu de surveillance et vous pourrez repartir ». Les policiers font le tour de la salle, examinent les portes. 

 

-       Nous allons tout laisser en l’état, surtout vous ne touchez à rien, un camion va arriver, on va vous emmener prendre vos dépositions. N’oubliez rien, tous les détails sont importants pour les retrouver.

-       Mais on croyait que vous les aviez arrêtés, là, dehors…

-       On en a deux, mais ils ne diront rien, c’est toujours pareil, ils mettent des sous-fifres qui se font prendre, et les chefs courent toujours, avec le butin planqué. Et les victimes, comme vous, courent toujours aussi, mais derrière leur argent, leurs papiers, leurs portables. Au fait, bravo à celui ou celle qui a donné l’alerte, c’est rare qu’on puisse venir aussi vite !

-       C’est lui !

Applaudissements. La tension retombe. Esquisses de sourires.

 

 

Elles entrent par plusieurs portes, les peurs. Brèches, échancrures, interstices, ça fonce, ça se glisse, ça s’insinue. Facile de poser les clés de l’angoisse. Chacun en attrape ce qu’il veut, ce qu’il peut. Prédispositions. Question d’époque. Pas de peur sans raison, l’émotion jaillit à flots, emporte tout sur son passage, le corps n’oppose aucune résistance, pour résister il faudrait qu’il entende un ordre intérieur. Sa raison lui en donne un autre, le désordre le désoriente. Il ne peut plus tenir, le corps, tenir debout, tenir tout court. Il s’écroule, se liquéfie, par un cycle vicieux il entraine tout dans l’instant, plus de futur, plus de passé ; ou du moins la raison le croit-elle, parce que, à bien y regarder, il faut qu’elle en ait emmagasiné, de la mémoire, pour se laisser piéger ainsi.

Facile de poser les clés de l’angoisse. Prenez une ouverture, « ils entrent par plusieurs portes », mettez du silence, quelques peurs, un restaurant, de la violence, et immédiatement les images affluent, votre estomac se noue. Le contexte a bon dos. Vous le savez, pourtant, que ce sont des êtres de papier, qu’il ne va rien vous arriver. Vous le savez, aussi, que ces quelques indices ne vous permettent pas encore de déterminer précisément la situation, que les sentiments des personnages n’en sont pas, qu’ils sont juste des mots posés pour vous leurrer. Et pourtant, vous soupirez de soulagement quand, peu à peu, l’intensité dramatique diminue, les signes du pire que vous aviez imaginé s’estompent. Il suffit donc d’ouvrir des portes pour que tout s’enclenche.

 

 

Ils entrent par plusieurs portes. La foule, par paquets, des femmes, des hommes, des enfants sur les épaules, au sol ce serait trop risqué, les deux battants de l’immense porte centrale sont pris d’assaut, les portes latérales voudraient donner un peu d’air, impossible, ça s’y engouffre, ça se presse. La ferveur est à son comble. Les portes vont craquer. On étouffe, l’air suffoque, un brouhaha couvre le niveau sonore supportable et sature l’espace. Être au plus près. Le voir. L’entendre. Le toucher presque. On sait bien que c’est impossible, qu’il est forcément hors de portée, au-dessus, au-delà. Mais peut-être, pourquoi pas, on ne sait jamais, on a entendu dire que certains avaient réussi, ça pourrait être moi… Des parfums s’épandent, aromes lourds. Une mélodie, calme, des notes éparses, le bruit de la foule reflue. Les bancs sont pleins depuis longtemps. On se pousse, quelques places pour des mamans avec des enfants. On se cale, debout, pour tenir. Les grands sont avantagés, imbus de leur supériorité. Les petits jouent des coudes pour se placer devant. Des fois ça marche. Pas souvent. On va devoir tordre le cou. La musique s’élève au milieu des effluves d’encens, elle tonne, la foule s’impose le silence, il va parler. On sait ce qu’il va dire, on se le répète du matin au soir, on s’en galvanise, sa voix endort les bébés, ses mots assoupissent les insomniaques, ses révélations apaisent les consciences. L’entendre ! Le voir ! Roulement de tambours. Sonnerie de trompettes. Rideau de fumée. Une nacelle se pose, tombée du ciel. Il en sort, il s’avance, vêtu de sa longue toge blanche. Les projecteurs éclairent l’écharpe dorée sur ses épaules, un long collier argenté cliquète alors qu’il marche vers le micro. Il parle. Doucement. Sans monter la voix. On l’entend tout juste. Mais sa voix emporte, entraine, on le suit des yeux, pas besoin du son, l’image suffit, et le rythme. Les consciences se taisent. Les peurs s’apaisent. Les enfants s’endorment dans les bras de leurs mères. L’attention se calque sur le mouvement de ses lèvres, sur ses mots que tous psalmodient de mémoire. Roulement de tambours. Sonnerie de trompettes. L’extase...

 

 

Elles entrent par toutes les portes, les raisons de croire. Peurs, espoirs, crédulité, rêves. Et la raison ? Belle assoupie…



04/10/2016

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